La Schlucht(0113FH0017) : Différence entre versions

 
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|Resume_fr=A priori nous sommes ici plutôt au col de la Schlucht
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|Resume_fr=Ce film en 8mm, muet et en couleur, nous montre une sélection de scènes de loisir hivernal d’une famille alsacienne en 1952 au cours d’une journée passée à la station de ski du col de la Schlucht.  
 
 
Ce film en 8mm, muet et en couleur, nous montre une sélection de scènes de loisir hivernal d’une famille alsacienne en 1952 au cours d’une journée passée à la station de ski du col de la Schlucht.  
 
 
Il s’agit de l’un des cols les plus importants des Hautes Vosges, situé entre les localités de Valtin (88) et Stosswihr (68), constituant une frontière naturelle entre la Lorraine et l’Alsace à 1.139m d’altitude.  
 
Il s’agit de l’un des cols les plus importants des Hautes Vosges, situé entre les localités de Valtin (88) et Stosswihr (68), constituant une frontière naturelle entre la Lorraine et l’Alsace à 1.139m d’altitude.  
  
Le réalisateur est Robert Lehmann, né en 1901 : issu du milieu bourgeois alsacien, propriétaire d’une maison et d’un bateau à Strasbourg, passionné de sports divers (pêche, ski, nautique) et habitué du tourisme, le cinéaste filme ici trois éléments de la pratique de ski. D’abord, les infrastructures modernes du col de la Schlucht dont notamment le téléski (minutes 00:01 – 00:23). Ensuite, le paysage naturel environnant symbolisé par les arbres enneigés (minutes 00:24 – 00:28). Enfin, sa femme et ses enfants aux prises avec l’apprentissage des gestes de ski à l’aide d’un enseignant particulier (minutes 00:29 – 1:24). Les membres de la famille Lehmann sourient et sont heureux de se faire filmer dans cet apprentissage et de démontrer à la caméra les progrès réalisés.
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Le réalisateur est Robert Lehmann, né en 1901 : issu du milieu bourgeois alsacien, propriétaire d’une maison et d’un bateau à Strasbourg, passionné de sports divers (pêche, ski, nautique) et habitué du tourisme, le cinéaste filme ici trois éléments de la pratique de ski. D’abord, les infrastructures modernes du col de la Schlucht dont notamment le téléski (minutes 00:01 – 00:23). Ensuite, le paysage naturel environnant symbolisé par les arbres enneigés des chaumes du Montabey (minutes 00:24 – 00:28). Enfin, sa femme et ses enfants aux prises avec l’apprentissage des gestes de ski à l’aide d’un enseignant particulier (minutes 00:29 – 1:24). Les membres de la famille Lehmann sourient et sont heureux de se faire filmer dans cet apprentissage et de démontrer à la caméra les progrès réalisés.
 
|Contexte_et_analyse_fr='''Un site touristique prestigieux et exclusif'''
 
|Contexte_et_analyse_fr='''Un site touristique prestigieux et exclusif'''
  
La Schlucht a pendant longtemps été considérée comme inaccessible et impraticable. La première voie carrossable passant par le col, reliant Colmar et la vallée de la Fecht à Gérardmer et à la vallée des Lacs, n’est aménagée qu’en 1842-1869 par une initiative privée, celle de la famille colmarienne des Hartmann, propriétaires des manufactures textiles de la vallée de Munster. La route est ensuite continuée par les autorités départementales sous la direction du géologue Henri Charles Hogard (1808-1880), aménageant notamment le tracé du Collet à Gérardmer. C’est encore la famille Hartmann qui fait ériger à l’Altenberg, près du col, un relais de chasse, transformé bientôt en un chalet luxueux inauguré par Napoléon III et sa cour en 1860. En 1864, le chalet Hartmann est converti en hôtel à destination de notables, ministres, ecclésiastiques et célébrités. Il se dote d’un terrain de tennis au Montabey et d’un golf aux Trois-Fours. Napoléon III et sa cour y séjournent encore en 1865 et 1867. Après l’annexion de l’Alsace en 1871, la Schlucht devient un poste-frontière stratégique, mais malgré sa militarisation elle demeure une destination privilégiée. En 1908, Guillaume II la choisit pour sa villégiature estivale, ce qui contribue à sa renommée en tant qu’endroit de tourisme de luxe de la Belle Epoque allemande. Avant la Grande Guerre, le col est fréquenté surtout en été, constituant le point de départ de nombreuses randonnées panoramiques dans le parc du Ballon des Vosges. Ainsi, le Sentier des Roches (Strohmeyerpfad) est aménagé entre juillet 1910 et août 1912 à l’initiative d’Heinrich Strohmeyer, garde général des Eaux et Forêts et président du Club Vosgien de Munster de 1908 à 1914. Reliant la Schlucht au Frankenthal, il demeure toutefois inaccessible en hiver. Le sanatorium et station thermale Altenberg de Stosswihr, fondé en 1896, attire lui aussi une clientèle d’exception au fil des années : le kaiser Guillaume II, le lord et premier ministre britannique Robert Cecil, le président français Raymond Poincaré, ou encore la reine des Pays-Bas Wilhelmina d’Orange-Nassau.
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La Schlucht a pendant longtemps été considérée comme inaccessible et impraticable. La première voie carrossable passant par le col, reliant Colmar et la vallée de la Fecht à Gérardmer et à la vallée des Lacs, n’est aménagée qu’en 1842-1869 par une initiative privée, celle de la famille colmarienne des Hartmann, propriétaires des manufactures textiles de la vallée de Munster. La route est ensuite continuée par les autorités départementales sous la direction du géologue Henri Charles Hogard (1808-1880), aménageant notamment le tracé du Collet à Gérardmer. C’est encore la famille Hartmann qui fait ériger à l’Altenberg, près du col, un relais de chasse, transformé bientôt en un chalet luxueux inauguré par Napoléon III et sa cour en 1860. En 1864, le chalet Hartmann est converti en hôtel à destination de notables, ministres, ecclésiastiques et célébrités. Il se dote d’un terrain de tennis au Montabey et d’un golf aux Trois-Fours. Napoléon III et sa cour y séjournent encore en 1865 et 1867. Après l’annexion de l’Alsace en 1871, la Schlucht devient un poste-frontière stratégique, mais malgré sa militarisation elle demeure une destination privilégiée. En 1908, Guillaume II la choisit pour sa villégiature estivale, ce qui contribue à sa renommée en tant qu’endroit de tourisme de luxe de la Belle Epoque allemande. Avant la Grande Guerre, le col est fréquenté surtout en été, constituant le point de départ de nombreuses randonnées panoramiques dans le parc du Ballon des Vosges. Ainsi, le Sentier des Roches (''Strohmeyerpfad'') est aménagé entre juillet 1910 et août 1912 à l’initiative d’Heinrich Strohmeyer, garde général des Eaux et Forêts et président du Club Vosgien de Munster de 1908 à 1914. Reliant la Schlucht au Frankenthal, il demeure toutefois inaccessible en hiver. Le sanatorium et station thermale Altenberg de Stosswihr, fondé en 1896, attire lui aussi une clientèle d’exception au fil des années : le kaiser Guillaume II, le lord et premier ministre britannique Robert Cecil, le président français Raymond Poincaré, ou encore la reine des Pays-Bas Wilhelmina d’Orange-Nassau.
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[[Fichier:Tram Gérardmer-Schlucht.jpg|vignette|Carte postale du tramway français atteignant la Schlucht depuis Gérardmer (Creative Commons)]]
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[[Fichier:Tram Munster.jpg|vignette|Carte postale du tramway allemand atteignant la Schlucht depuis Munster (Creative Commons)]]
  
Deux lignes de tramway électrique sont inaugurées au début du XXe siècle essentiellement pour favoriser l’essor du tourisme local. En 1904, du côté français est lancée la ligne Gérardmer-Retournemer-Schlucht-Hohneck, à adhérence simple et à voie unique : elle est gérée par une succession de compagnies de transports privées et reste active jusqu’en 1940. En 1907, du côté allemand, est inaugurée la ligne Munster-Schlucht (Münsterschluchtbahn), à crémaillère éphémère de type Strub et à voie unique : elle est gérée par l’Elektrizität und Bahngesellschaft Münster-Schlucht et reste active jusqu’en 1914. Le tracé entier des deux lignes n’est garanti que pendant l’été, tandis qu’en hiver le col de la Schlucht n’est quasiment jamais desservi. Néanmoins, les skieurs gagnent un temps considérable pour rejoindre le col. Plusieurs projets d’aménagement des lignes pour le service hivernal tombent successivement à l’eau avant et après la Grande Guerre. Les deux tracés sont reliés et utilisés dès août 1914 par le corps du génie de l’armée française : le col voit ses terminus de tram agrandis mais convertis en bâtiments militaires. La Schlucht devient l’un des passages clé de la Route des Crêtes, mise en place dès juin 1915 par le général Augustin Dubail (1851-1934) pour relier le col des Bagenelles au Markstein afin d’assurer le soutien logistique du front avancé en Alsace et la défense française des Vosges. Démilitarisée et rendue accessible au public et au transit dès 1920, la Schlucht demeure une destination touristique privilégiée lorsque l’Alsace redevient française. La Route des Crêtes est convertie en sentier de la Schlucht au Hohneck : elle attire les randonneurs et commence à être pratiqué également en hiver en ski de fond et en raquettes. En 1931, le Tour de France passe pour la première fois par le col au cours de la 20e étape (passage groupé). La même année, Georges Simenon écrit Le Relais d’Alsace, dont l’action se déroule dans un hôtel homonyme mais fictif sur le col de La Schlucht (il constitue par ailleurs le premier roman publié par Simenon sous son nom mais n’ayant pas pour protagoniste l’inspecteur Maigret). La fréquentation reste stable mais majoritairement huppée tout au long des années 1930, et ce malgré l’état d’abandon du chalet-hôtel Hartmann depuis 1930 (il sera finalement détruit en 1946). C’est encore le prestige du site du col qui pousse Hitler à y séjourner quelques jours en 1940.  
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Deux lignes de tramway électrique sont inaugurées au début du XXe siècle essentiellement pour favoriser l’essor du tourisme local. En 1904, du côté français est lancée la ligne Gérardmer-Retournemer-Schlucht-Hohneck, à adhérence simple et à voie unique : elle est gérée par une succession de compagnies de transports privées et reste active jusqu’en 1940. En 1907, du côté allemand, est inaugurée la ligne Munster-Schlucht (''Münsterschluchtbahn''), à crémaillère éphémère de type Strub et à voie unique : elle est gérée par l’''Elektrizität und Bahngesellschaft Münster-Schlucht'' et reste active jusqu’en 1914. Le tracé entier des deux lignes n’est garanti que pendant l’été, tandis qu’en hiver le col de la Schlucht n’est quasiment jamais desservi. Néanmoins, les skieurs gagnent un temps considérable pour rejoindre le col. Plusieurs projets d’aménagement des lignes pour le service hivernal tombent successivement à l’eau avant et après la Grande Guerre. Les deux tracés sont reliés et utilisés dès août 1914 par le corps du génie de l’armée française : le col voit ses terminus de tram agrandis mais convertis en bâtiments militaires. La Schlucht devient l’un des passages clé de la Route des Crêtes (que nous voyons, enneigée, aux minutes 00:09 - 00:12), mise en place dès juin 1915 par le général Augustin Dubail (1851-1934) pour relier le col des Bagenelles au Markstein afin d’assurer le soutien logistique du front avancé en Alsace et la défense française des Vosges. Démilitarisée et rendue accessible au public et au transit dès 1920, la Schlucht demeure une destination touristique privilégiée lorsque l’Alsace redevient française. La Route des Crêtes est convertie en sentier de la Schlucht au Hohneck : elle attire les randonneurs et commence à être pratiqué également en hiver en ski de fond et en raquettes. En 1931, le Tour de France passe pour la première fois par le col au cours de la 20e étape (passage groupé). La même année, Georges Simenon écrit ''Le Relais d’Alsace'', dont l’action se déroule dans un hôtel homonyme mais fictif sur le col de la Schlucht. La fréquentation reste stable mais majoritairement huppée tout au long des années 1930, et ce malgré l’état d’abandon du chalet-hôtel Hartmann depuis 1930 (il sera finalement détruit en 1946). C’est encore le prestige du site du col qui pousse Hitler à y séjourner quelques jours en 1940.  
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[[Fichier:Douane.jpg|vignette|Carte postale française (Creative Commons)]]
  
 
'''Un berceau des sports d’hiver vosgiens'''
 
'''Un berceau des sports d’hiver vosgiens'''
  
Si au XIXe siècle la pratique du ski était surtout utilitaire, servant aux bûcherons pour monter en forêt ainsi qu’aux armées pour se déplacer en montagne, vers la fin du XIXe et au début du XXe siècle la conception du ski évolue rapidement vers celle d’une pratique sportive, tant de compétition que de loisir, connectée également à la recherche de bien-être, d’air pur et de retour à la nature telle que prêchée par le mouvement hygiéniste allemand. Les Vosges sont considérées comme un massif pionnier et influent de l’histoire du ski français et allemand : c’est ici, avant même que dans les Alpes, qu’apparaissent les premiers skieurs sportifs, et le col de la Schlucht y occupe une place centrale tant du côté allemand que français. Ce col connaît en effet un développement précoce des sports d’hiver empruntés de la tradition scandinave. Dès 1905 s’y tiennent des compétitions de ski sous la houlette de l’Elsass-Lothringischer Ski-Verband, fédérant la plupart des Ski Clubs, alors qu’en 1910 s’y tient un championnat militaire allemand de sports d’hiver (ski, luge, bobsleigh, ski-jöring).  
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Si au XIXe siècle la pratique du ski était surtout utilitaire, servant aux bûcherons pour monter en forêt ainsi qu’aux armées pour se déplacer en montagne, vers la fin du XIXe et au début du XXe siècle la conception du ski évolue rapidement vers celle d’une pratique sportive, tant de compétition que de loisir, connectée également à la recherche de bien-être, d’air pur et de retour à la nature telle que prêchée par le mouvement hygiéniste allemand. Les Vosges sont considérées comme un massif pionnier et influent de l’histoire du ski français et allemand : c’est ici, avant même que dans les Alpes, qu’apparaissent les premiers skieurs sportifs, et le col de la Schlucht y occupe une place centrale tant du côté allemand que français. Ce col connaît en effet un développement précoce des sports d’hiver empruntés de la tradition scandinave. Dès 1905 s’y tiennent des compétitions de ski sous la houlette de l’''Elsass-Lothringischer Ski-Verband'', fédérant la plupart des Ski Clubs, alors qu’en 1910 s’y tient un championnat militaire allemand de sports d’hiver (ski, luge, bobsleigh, ski-jöring).  
  
Le col bénéficie des tendances positives qui se manifestent dans les régions limitrophes, dont notamment les fondations d’associations d’amateurs se multipliant dans les années 1890-1910. Du côté allemand, les clubs vosgiens sont initiés et composés principalement par des citadins alsaciens : le Ski-Club Vogesen à Strasbourg en 1896, le Schneeschuhverein Hochvogesen Colmar en 1905, le Ski-Club Vogesen Mühlhausen en 1910. Du côté français, les Ski Clubs de Bruyères en 1895, de la Haute-Meurthe (SHM) en 1908, de Remiremont en 1909 et de Bussang en 1911 sont les premiers clubs vosgiens et figurent parmi les premiers français. Sous l’impulsion de la Société des sports d’hiver constituée à Gérardmer en 1908-1909, la station de ski de la ville devient un centre névralgique d’organisation de compétitions sportives : elle organise annuellement sa « Grande Semaine d’Hiver » dès 1910, et en 1913 elle héberge la « Semaine internationale de ski » chapeautée par le Club Alpin Français. Gérardmer dépose sa candidature pour héberger les premiers Jeux Olympiques d’Hiver de 1924, mais le choix du comité national olympique tombe finalement sur la ville de Chamonix. Dans les années 1920, les Ski Clubs sont à l’initiative de nombreux travaux d’aménagement des sites touristiques hivernaux : les communes, désireuses d’exploiter le potentiel touristique, donnent volontiers leur accord pour l’inauguration des pistes, l’électrification des sites, mais surtout l’établissement de chalets, refuges et sites de restauration. Ces derniers sont réalisés par la rénovation et la conversion de bâtiments préexistants qui sont rachetés par les clubs ou cédés par des sympathisants, ou bien par l’occupation temporaire de lieux que les fermiers n’utilisaient pas en hiver. Cependant, les clubs demeurent composés d’un nombre restreint de membres, majoritairement des notables issus de l’armée et d’une élite bourgeoise urbaine et industrielle. La connexion de ce milieu de consommateurs de la montagne avec celui de ses habitants demeure initialement compliquée. Les cotisations élevées contribuent à faire des clubs des lieux d’exclusivité. De même, l’insuffisance et les dysfonctionnements des transports en commun reliant les cols vosgiens, notamment pendant la saison hivernale, obligent les skieurs à atteindre les cols en taxi, en navettes de véhicule-remorques, en autobus, avec leur propre voiture, ou bien à pied, ce qui contribue à limiter l’accès à la pratique du ski à la grande majorité de la population.
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Le col bénéficie des tendances positives qui se manifestent dans les régions limitrophes, dont notamment les fondations d’associations d’amateurs se multipliant dans les années 1890-1910. Du côté allemand, les clubs vosgiens sont initiés et composés principalement par des citadins alsaciens : le ''Ski-Club Vogesen'' à Strasbourg en 1896, le ''Schneeschuhverein Hochvogesen Colmar'' en 1905, le ''Ski-Club Vogesen Mühlhausen'' en 1910. Du côté français, les Ski Clubs de Bruyères en 1895, de la Haute-Meurthe (SHM) en 1908, de Remiremont en 1909 et de Bussang en 1911 sont les premiers clubs vosgiens et figurent parmi les premiers français. Sous l’impulsion de la Société des sports d’hiver constituée à Gérardmer en 1908-1909, la station de ski de la ville devient un centre névralgique d’organisation de compétitions sportives : elle organise annuellement sa « Grande Semaine d’Hiver » dès 1910, et en 1913 elle héberge la « Semaine internationale de ski » chapeautée par le Club Alpin Français. Gérardmer dépose sa candidature pour héberger les premiers Jeux Olympiques d’Hiver de 1924, mais le choix du comité national olympique tombe finalement sur la ville de Chamonix. Dans les années 1920, les Ski Clubs sont à l’initiative de nombreux travaux d’aménagement des sites touristiques hivernaux : les communes, désireuses d’exploiter le potentiel touristique, donnent volontiers leur accord pour l’inauguration des pistes, l’électrification des sites, mais surtout l’établissement de chalets, refuges et sites de restauration. Ces derniers sont réalisés par la rénovation et la conversion de bâtiments préexistants qui sont rachetés par les clubs ou cédés par des sympathisants, ou bien par l’occupation temporaire de lieux que les fermiers n’utilisaient pas en hiver. Cependant, les clubs demeurent composés d’un nombre restreint de membres, majoritairement des notables issus de l’armée et d’une élite bourgeoise urbaine et industrielle. La connexion de ce milieu de consommateurs de la montagne avec celui de ses habitants demeure initialement compliquée. Les cotisations élevées contribuent à faire des clubs des lieux d’exclusivité. De même, l’insuffisance et les dysfonctionnements des transports en commun reliant les cols vosgiens, notamment pendant la saison hivernale, obligent les skieurs à atteindre les cols en taxi, en navettes de véhicule-remorques, en autobus, avec leur propre voiture, ou bien à pied, ce qui contribue à limiter l’accès à la pratique du ski à la grande majorité de la population.
  
 
Les Ski Clubs vosgiens ne connaissent d’essor véritable ni de prémisses de démocratisation que dans les années 1930, souvent sous l’égide du Club Vosgien et en conséquence de l’engouement populaire autour des compétitions internationales qui se tiennent au site du Markstein au fil des années 1920. En parallèle, des communes alsaciennes et lorraines commencent à investir davantage dans le développement de stations de ski dotées d’infrastructures modernes afin d’en exploiter le potentiel économique d’attrait d’un tourisme de masse. Des entreprises dédiées à la fabrication de matériaux pour les sports d’hiver s’installent à proximité des stations. Jusqu’à la création de la SNCF en 1937, la Compagnie des chemins de fer de l’Est et l’Administration des chemins de fer d'Alsace et de Lorraine proposent des billets combinés train/autocar pour permettre au plus grand nombre d’atteindre les sites de ski, autrement laissés exclusivement aux entreprises privées de transports routiers, souvent en situation de monopole sur les divers tracés. Encore, des organisations de compétition voient le jour au sein ou bien en parallèle des clubs d’amateurs, et contribuent à créer les conditions pour une hausse des investissements infrastructurels notamment dans les cols de grande altitude, où l’enneigement est plus sûr.
 
Les Ski Clubs vosgiens ne connaissent d’essor véritable ni de prémisses de démocratisation que dans les années 1930, souvent sous l’égide du Club Vosgien et en conséquence de l’engouement populaire autour des compétitions internationales qui se tiennent au site du Markstein au fil des années 1920. En parallèle, des communes alsaciennes et lorraines commencent à investir davantage dans le développement de stations de ski dotées d’infrastructures modernes afin d’en exploiter le potentiel économique d’attrait d’un tourisme de masse. Des entreprises dédiées à la fabrication de matériaux pour les sports d’hiver s’installent à proximité des stations. Jusqu’à la création de la SNCF en 1937, la Compagnie des chemins de fer de l’Est et l’Administration des chemins de fer d'Alsace et de Lorraine proposent des billets combinés train/autocar pour permettre au plus grand nombre d’atteindre les sites de ski, autrement laissés exclusivement aux entreprises privées de transports routiers, souvent en situation de monopole sur les divers tracés. Encore, des organisations de compétition voient le jour au sein ou bien en parallèle des clubs d’amateurs, et contribuent à créer les conditions pour une hausse des investissements infrastructurels notamment dans les cols de grande altitude, où l’enneigement est plus sûr.
  
Paradoxalement, probablement du fait du caractère élitiste des clubs vosgiens, les premières infrastructures de remonte-pente sont installées plus tardivement dans les Vosges que dans les autres régions françaises du Massif Central, des Alpes, des Préalpes et des Pyrénées. En outre, la France est globalement en retard par rapport aux innovations des ingénieurs allemands, autrichiens et suisses des années 1910-1920, celles-ci rendant possible, au milieu des années 1930, l’essor au niveau mondial de téléskis plus légers, plus maniables et moins couteux. Toutefois, au niveau alsacien-lorrain, c’est précisément la Schlucht qui devient un terrain d’expérimentation et une cible prioritaire du développement des infrastructures du tourisme hivernal régional. Une première remontée mécanique rudimentaire actionnée par un moteur thermique à essence est installée en 1922 et hisse les skieurs au haut des chaumes du Montabey, desquels ils redescendent vers le col. Cette première structure est remplacée en 1937 par un véritable téléski TKE1 à enrouleurs : il s’agit du premier téléski alsacien-lorrain et du seul fonctionnant avant-guerre dans le massif vosgien. Opérationnel déjà pour la saison d’hiver 1937-1938, il semble avoir été installé par les ingénieurs de l’Ecole des Ponts et Chaussées. Le départ est situé en pleine pente, près des chaumes du Montabey, en amont de la ligne de tram menant au Hohneck qui était encore active. Toutefois, le TKE1 fonctionne avec un système d’ancre particulièrement inconfortable pour les skieurs, les accrochant par derrière et leur faisant mordre la neige le long du trajet. Ainsi, déjà en 1950 cet appareil est remplacé à son tour par un premier remonte-pente à enrouleurs TKE2/TSF1 réversible (téléski à deux places d’hiver, télésiège monoplace d’été, un modèle plutôt courant à l’époque. La licence pour la construction est probablement délivrée à l’entreprise de l’ingénieur mécanique suisse Ernst Constam (1888-1965), pionnier de l'aide à l'escalade mécanique moderne pour les sports d’hiver ainsi qu’inventeur du téléski à arbalètes et du télésiège (pour lesquels il détient le brevet et dont en réalisera une bonne centaine au cours de sa vie tant en Europe qu’aux Etats-Unis). Ce remonte-pente passe au-dessus de la Route des Crêtes et détient un fort attrait panoramique. Il s’étend sur une partie de l’ancienne plate-forme des trams Gérardmer-Retournemer-Schlucht-Hohneck (le point de départ du remonte-pente correspond à l’ancien point d’arrivée des trams au col), et peut en effet profiter de ces infrastructures préexistantes après leur abandon : le service de tramways ayant été suspendu dès août 1940 du fait de l’occupation allemande, le tracé est dégagé dans l’après-guerre puis déclassé par décret le 19 décembre 1950. Le TKE2/TSF1 permet une amélioration du confort pour les sportifs, grâce au départ directement du col et à un système de sellette double (dite à archet ou de pioche), ce qui est bénéfique également pour les exploitants du site puisque la montée par deux permet d’augmenter le débit de près de 50 %. Le système de réversibilité est moderne : le portique de compression placé devant la gare pouvait être démonté en hiver, permettant une montée plus rapide de l’arbalète, tandis qu’en été le maintien du portique laissant plus de place à l’embarquement des clients sur les sièges. C’est ce téléski qui est actif en 1952 et qui est donc filmé par Lehmann (minutes 00:01 – 00:23). Le film nous montre également qu’un employé de la station de ski aide les usagers à monter correctement et rapidement sur la sellette. Ayant été un facteur déterminant en termes de hausse de la fréquentation et ayant contribué à la renommée des sports d’hiver au col, le TKE2/TSF1 est doublé dans les années 1950 d’un second appareil du même type, installé à l’est du premier.  
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[[Fichier:TKE1.jpg|vignette|Téléski de la Schlucht installé en 1937 (remontees-mecaniques.net)]]
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Paradoxalement, probablement du fait du caractère élitiste des clubs vosgiens, les premières infrastructures de remonte-pente sont installées plus tardivement dans les Vosges que dans les autres régions françaises du Massif Central, des Alpes, des Préalpes et des Pyrénées. En outre, la France est globalement en retard par rapport aux innovations des ingénieurs allemands, autrichiens et suisses des années 1910-1920, celles-ci rendant possible, au milieu des années 1930, l’essor au niveau mondial de téléskis plus légers, plus maniables et moins coûteux. Toutefois, au niveau alsacien-lorrain, c’est précisément la Schlucht qui devient un terrain d’expérimentation et une cible prioritaire du développement des infrastructures du tourisme hivernal régional. Une première remontée mécanique rudimentaire actionnée par un moteur thermique à essence est installée en 1922 et hisse les skieurs au haut des chaumes du Montabey, desquels ils redescendent vers le col. Cette première structure est remplacée en 1937 par un véritable téléski TKE1 à enrouleurs : il s’agit du premier téléski alsacien-lorrain et du seul fonctionnant avant-guerre dans le massif vosgien. Opérationnel déjà pour la saison d’hiver 1937-1938, il semble avoir été installé par les ingénieurs de l’Ecole des Ponts et Chaussées. Le départ est situé en pleine pente, près des chaumes du Montabey, en amont de la ligne de tram menant au Hohneck qui était encore active. Toutefois, le TKE1 fonctionne avec un système d’ancre particulièrement inconfortable pour les skieurs, les accrochant par derrière et leur faisant mordre la neige le long du trajet. Ainsi, déjà en 1950 cet appareil est remplacé à son tour par un premier remonte-pente à enrouleurs TKE2/TSF1 réversible (téléski à deux places d’hiver, télésiège monoplace d’été, un modèle plutôt courant à l’époque). C’est ce téléski qui est actif en 1952 et qui est donc filmé par Lehmann (minutes 00:01 – 00:23). La licence pour la construction est probablement délivrée à l’entreprise de l’ingénieur mécanique suisse Ernst Constam (1888-1965), pionnier de l'aide à l'escalade mécanique moderne pour les sports d’hiver ainsi qu’inventeur du téléski à arbalètes et du télésiège (pour lesquels il détient le brevet et dont en réalisera une bonne centaine au cours de sa vie tant en Europe qu’aux Etats-Unis). Ce remonte-pente détient un fort attrait panoramique : il passe au-dessus de la Route des Crêtes et mène aux chaumes du Montabey (dont le réalisateur filme les arbres enneigés aux minutes 00:24 - 00-28), d'où partent plusieurs pistes (visibles aux minutes 00:26 - 00:28). Le téléski s’étend sur une partie de l’ancienne plate-forme des trams Gérardmer-Retournemer-Schlucht-Hohneck et peut en effet profiter de ces infrastructures préexistantes après leur abandon : le service de tramways ayant été suspendu dès août 1940 du fait de l’occupation allemande, le tracé est dégagé dans l’après-guerre puis déclassé par décret le 19 décembre 1950. Le point de départ du remonte-pente correspond à l’ancien point d’arrivée des trams au col (dont la cabane est visible aux minutes 00:04 - 00:05 et 00:14 - 00:18). Le TKE2/TSF1 permet une amélioration du confort pour les sportifs, grâce au départ directement du col et à un système de sellette double (dite à archet ou de pioche, visible tout au long des premières séquences du film), ce qui est bénéfique également pour les exploitants du site puisque la montée par deux permet d’augmenter le débit de près de 50 %. Le système de réversibilité est moderne : le portique de compression placé devant la gare pouvait être démonté en hiver, permettant une montée plus rapide de l’arbalète, tandis qu’en été le maintien du portique laissant plus de place à l’embarquement des clients sur les sièges. Le film nous montre également qu’un employé de la station de ski aide les usagers à monter correctement et rapidement sur la sellette (minutes 00:04 et 00:16), signe qu'une bonne partie des usagers n'est toujours pas habituée à l'utilisation de ce genre d'infrastructures de ski au début des années 1950. Ayant été un facteur déterminant en termes de hausse de la fréquentation et ayant contribué à la renommée des sports d’hiver au col, le TKE2/TSF1 est doublé dans les années 1950 d’un second appareil du même type, installé à l’est du premier.  
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[[Fichier:Téléski 1950.jpg|vignette|Téléski de la Schlucht installé en 1950 (remontees-mecaniques.net)]]
  
Si les deux guerres mondiales endommagent durablement de nombreuses infrastructures de ski de l’Est de la France (gites, transports, électrification, remonte-pentes), la Schlucht en est relativement préservée : dans l’immédiat après-guerre, elle peut reprendre ses activités régulières, réactiver le téléski de 1937 puis procéder rapidement à son remplacement, tandis que d’autres sites commencent à peine la reconstruction. Le Ski Club de Stosswihr, constitué le 11 octobre 1945, prend également une part importante dans la relance des activités du secteur et dans la diffusion d’une conception de l’amour pour la montagne comme facteur de propagation de valeurs humanistes en opposition aux drames de la guerre, mettant au cœur les sentiments d’entraide, partage, convivialité et solidarité sans distinction quelconque.  
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Si les deux guerres mondiales endommagent durablement de nombreuses infrastructures de ski de l’Est de la France (gîtes, transports, électrification, remonte-pentes), la Schlucht en est relativement préservée : dans l’immédiat après-guerre, elle peut reprendre ses activités régulières, réactiver le téléski de 1937 puis procéder rapidement à son remplacement, tandis que d’autres sites commencent à peine la reconstruction. Le Ski Club de Stosswihr, constitué le 11 octobre 1945, prend également une part importante dans la relance des activités du secteur et dans la diffusion d’une conception de l’amour pour la montagne comme facteur de propagation de valeurs humanistes en opposition aux drames de la guerre, mettant au cœur les sentiments d’entraide, partage, convivialité et solidarité sans distinction quelconque.  
  
 
'''Une démocratisation des sports d’hiver vosgiens riche en contradictions'''
 
'''Une démocratisation des sports d’hiver vosgiens riche en contradictions'''
  
Les pistes de ski de la Schlucht sont relativement faciles (elles sont aujourd’hui classées dans leur intégralité comme des « pistes bleues »), ce qui permet après-guerre la reprise d’un tourisme de tout type d’amateurs, des débutants aux experts, mais surtout des familles. Pour cela, les hôteliers des régions avoisinantes, notamment de la Bresse, orientent leur clientèle sportive prioritairement vers la Schlucht. Ses pistes se prêtent à l’apprentissage des premiers gestes de ski, ce qui explique que déjà en 1949 y soit inaugurée la première école du ski français dans les Vosges, à l’initiative de Jean-Marie Leduc (1920-2012), ancien résistant du maquis Saint-Jacques à Gérardmer et déporté au Struthof. En complément, hôtels, refuges, restaurants et parkings se multiplient dans l’immédiat après-guerre et jettent les fondements d’un véritable réseau de services, là où avant 1945 il n’existait que quelques structures disparates. Dans le film, nous apercevons de loin la construction de l’aile gauche du Grand Hôtel, l’une des structures hôtelières les plus proches du point de départ du téléski (minute 00:01 – 00:06 et minute 00:13 – 00:18). Des chalets privés sont également construits ou aménagés à partir de structures préexistantes aux alentours du col, permettant d’héberger des familles pour des durées plus longues. Ces tendances accompagnent la relance du tourisme autour de La Schlucht et sa massification dans les deux saisons.  
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Les pistes de ski de la Schlucht sont en pente douce (nous l'apercevons aux minutes 00:26 - 00:28) et sont classées dans leur intégralité comme des « pistes bleues », ce qui permet après la guerre la reprise d’un tourisme de tout type d’amateurs, des débutants aux experts, mais surtout des familles. Dans le film, nous pouvons noter la présence de beaucoup d'enfants parmi les usagers du téléski et des pistes (minutes 00:01 - 00:06). De par cette dimension familiale, les hôteliers des régions avoisinantes, notamment de la Bresse, orientent leur clientèle sportive prioritairement vers la Schlucht. Ses pistes se prêtent à l’apprentissage des premiers gestes de ski (dont nous assistons à une démonstration aux minutes 00:29 - 01:24), ce qui explique que déjà en 1949 y soit inaugurée la première école du ski français dans les Vosges, à l’initiative de Jean-Marie Leduc (1920-2012), ancien résistant du maquis Saint-Jacques à Gérardmer et déporté au Struthof. En complément, hôtels, refuges, restaurants et parkings se multiplient dans l’immédiat après-guerre et jettent les fondements d’un véritable réseau de services, là où avant 1945 il n’existait que quelques structures disparates. Dans le film, nous apercevons de loin la rénovation de l’aile gauche du Grand Hôtel, l’une parmi les structures hôtelières les plus anciennes et les plus proches du point de départ du téléski (minute 00:01 – 00:06 et minute 00:13 – 00:18). Des chalets privés sont également construits ou aménagés à partir de structures préexistantes aux alentours du col, permettant d’héberger des familles pour des durées plus longues. Ces tendances accompagnent la relance du tourisme autour de la Schlucht et sa massification dans les deux saisons.  
  
Datant de 1952, le film se situe au plein cœur de la deuxième vague de démocratisation des sports d’hiver au cours des années 1950. Les phénomènes d’apparition d’écoles de ski, de modernisation des stations et remonte-pentes, de connexion des domaines skiables avoisinants, de développement des compétitions, de production industrielle de matériaux pour les sports d’hiver standardisés et accessibles à l’achat ou à la location à des prix modérés (tenues, skis, bâtons, raquettes, lunettes), se répandent progressivement. La reprise des Jeux Olympiques d’Hiver dès 1948 à Saint-Moritz (Suisse), malgré les défaillances et les polémiques qui les accompagnent, rallument l’intérêt populaire pour les sports d’hiver et introduisent des nouvelles disciplines. Si les prix d’accès aux services touristiques hivernaux baissent quelque peu, ils restent néanmoins inaccessibles pour une bonne partie de la population ouvrière. Par exemple, l’accès aux écoles de ski, souvent privées ou associatives, reste fortement conditionné par les possibilités financières des usagers : si certains peuvent se permettre le luxe de disposer d’un enseignant pour des cours particuliers, comme cela semble le cas dans le film, la plupart des apprenti-skieurs doivent se contenter de cours collectifs. Les communes alsaciennes et lorraines cherchent à développer le tourisme hivernal, en complément de celui estival reposant sur une tradition plus solide, pour compenser les pertes dues aux crises économiques de l’après-guerre, mais aussi pour faire face à la concurrence de plus en plus rude des installations de ski alpines, qui déjà au milieu des années 1930 remettent en cause la place de primauté du ski vosgien. Notamment, la vallée de Munster et les zones limitrophes subissent de plein fouet, après l’extinction de la dynastie Hartmann en 1950, les conséquences des deux crises textiles de 1954-1956 (saturation du marché européen et perte française du marché indochinois) et de 1958-1959 (concurrence des pays émergents d’Amérique latine et d’Inde), marquant le début d’un déclin finalement irréversible pour le secteur textile alsacien. Le développement du tourisme permet la reconversion de bâtiments et d’ouvriers licenciés, et devient ainsi une priorité stratégique pour les politiques locales sans pouvoir toutefois réabsorber complètement la crise. Cet interventionnisme municipal est un prélude à celui étatique du Plan Neige de 1964-1977 et à une urbanisation agressive des montagnes françaises en fonction du tourisme hivernal, ayant des effets néfastes du point de vue de la préservation des sites historiques et des paysages naturels.
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Datant de 1952, le film se situe au plein cœur de la deuxième vague de démocratisation des sports d’hiver au cours des années 1950. Les phénomènes d’apparition d’écoles de ski, de modernisation des stations et remonte-pentes, de connexion des domaines skiables avoisinants, de développement des compétitions, de production industrielle de matériaux pour les sports d’hiver standardisés et accessibles à l’achat ou à la location à des prix modérés (tenues, skis, bâtons, raquettes, lunettes, bérets, chaussures, etc. dont nous voyons des modèles tout au long du film), se répandent progressivement. La reprise des Jeux Olympiques d’Hiver dès 1948 à Saint-Moritz (Suisse), malgré les défaillances et les polémiques qui les accompagnent, rallument l’intérêt populaire pour les sports d’hiver et introduisent des nouvelles disciplines. Si les prix d’accès aux services touristiques hivernaux baissent quelque peu, ils restent néanmoins inaccessibles pour une bonne partie de la population ouvrière. Par exemple, l’accès aux écoles de ski, souvent privées ou associatives, reste fortement conditionné par les possibilités financières des usagers : si certains peuvent se permettre le luxe de disposer d’un enseignant pour des cours particuliers, comme cela semble le cas dans le film (minutes 00:38 - 01:24), la plupart des apprenti-skieurs doivent se contenter de cours collectifs. Les communes alsaciennes et lorraines cherchent à développer le tourisme hivernal, en complément de celui estival reposant sur une tradition plus solide, pour compenser les pertes dues aux crises économiques de l’après-guerre, mais aussi pour faire face à la concurrence de plus en plus rude des installations de ski alpines, qui déjà au milieu des années 1930 remettent en cause la place de primauté du ski vosgien. Notamment, la vallée de Munster et les zones limitrophes subissent de plein fouet, après l’extinction de la dynastie Hartmann en 1950, les conséquences des deux crises textiles de 1954-1956 (saturation du marché européen et perte française du marché indochinois) et de 1958-1959 (concurrence des pays émergents d’Amérique latine et d’Inde), marquant le début d’un déclin finalement irréversible pour le secteur textile alsacien. Le développement du tourisme permet la reconversion de bâtiments et d’ouvriers licenciés, et devient ainsi une priorité stratégique pour les politiques locales sans pouvoir toutefois réabsorber complètement la crise. Cet interventionnisme municipal est un prélude à celui étatique du Plan Neige de 1964-1977 et à une urbanisation agressive des montagnes françaises en fonction du tourisme hivernal, ayant des effets néfastes du point de vue de la préservation des sites historiques et des paysages naturels.
  
De plus, l’interventionnisme des pouvoirs publics ne parvient pas à endiguer la tendance à un développement des infrastructures touristiques demeurant conditionné principalement par les conditions du marché et soumis aux initiatives du secteur privé. De 1948 à 1983, l’exploitant des infrastructures touristiques de la Schlucht, comme d’une grande partie du Markstein, est l’autocariste Hubert Charton (pionnier des premières stations de sports d’hiver dans les Vosges), à travers sa Société des Téléskis des Hautes Vosges, reliée dès 1956 à sa Société des Transports Automobiles des Hautes-Vosges (STAHV), basée à Epinal. C’est Charton qui chapeaute la construction du TKE2/TSF1 de 1950 et qui en devient ensuite l’unique exploiteur et bénéficiaire. Son entreprise s’occupe également d’assurer l’acheminement des skieurs sur les champs de neige, en mettant en place un système de transport par voiture-taxi depuis les villes de la région, ou par voiture-remorques depuis les gares avoisinantes. Ce monopole est perdu en 1983 lorsque les remonte-pentes de la Schlucht sont cédés à Jean-Marie Remy et à sa société Remy Loisirs (aujourd’hui Labellemontagne), première acquisition de cette entreprise bressane dans les Vosges inaugurant sa stratégie d’expansion dans le département et de connexion des domaines skiables de la Schlucht, du Collet, du Chitelet et du Hohneck (un domaine skiable connu aujourd’hui sous le nom de La Bresse-Hohneck). Déjà en 1984-1985, le nouvel exploitant procède au remplacement des deux TKE2/TSF1 à enrouleurs vieux de 30 ans : ils sont substitués d’abord par des TKE2/TSF2, puis par deux appareils modernes à perches débrayables de type Poma (TSD4), en pylônes galvanisés. En 1986, Remy procède à l’installation d’une piste de luge d’été, première en France, rendue possible par des travaux d’aménagement de la Route des Crêtes et permettant à l’entreprise d’amortir ses investissements pendant l’été. Il procède également au terrassement de la piste de ski pour retrouver une pente plus naturelle. Dès 1987, il généralise l’usage des canons à neige dans le domaine skiable.
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De plus, l’interventionnisme des pouvoirs publics ne parvient pas à endiguer la tendance à un développement des infrastructures touristiques demeurant conditionné principalement par les conditions du marché et soumis aux initiatives du secteur privé. De 1948 à 1983, l’exploitant des infrastructures touristiques de la Schlucht, comme d’une grande partie du Markstein, est l’autocariste Hubert Charton (pionnier des premières stations de sports d’hiver dans les Vosges), à travers sa Société des Téléskis des Hautes Vosges, reliée dès 1956 à sa Société des Transports Automobiles des Hautes-Vosges (STAHV), basée à Épinal. C’est Charton qui chapeaute la construction du TKE2/TSF1 de 1950 et qui en devient ensuite l’unique exploiteur et bénéficiaire. Son entreprise s’occupe également d’assurer l’acheminement des skieurs sur les champs de neige, en mettant en place un système de transport par voiture-taxi depuis les villes de la région, ou par voiture-remorques depuis les gares avoisinantes. Ce monopole est perdu en 1983 lorsque les remonte-pentes de la Schlucht sont cédés à Jean-Marie Remy et à sa société Remy Loisirs (aujourd’hui Labellemontagne), première acquisition de cette entreprise bressane dans les Vosges inaugurant sa stratégie d’expansion dans le département et de connexion des domaines skiables de la Schlucht, du Collet, du Chitelet et du Hohneck (un domaine skiable connu aujourd’hui sous le nom de La Bresse-Hohneck). Déjà en 1984-1985, le nouvel exploitant procède au remplacement des deux TKE2/TSF1 à enrouleurs vieux de 30 ans : ils sont substitués d’abord par des TKE2/TSF2, puis par deux appareils modernes à perches débrayables de type Poma (TSD4), en pylônes galvanisés. En 1986, Remy procède à l’installation d’une piste de luge d’été, première en France, rendue possible par des travaux d’aménagement de la Route des Crêtes et permettant à l’entreprise d’amortir ses investissements pendant l’été. Il procède également au terrassement de la piste de ski pour retrouver une pente plus naturelle. Dès 1987, il généralise l’usage des canons à neige dans le domaine skiable.
|Bibliographie=L’image des Vosges. Actes du colloque d'Epinal, 19 novembre 2016, Epinal, Archives départementales des Vosges, 2018.
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|Bibliographie=''L’image des Vosges. Actes du colloque d'Epinal'', 19 novembre 2016, Epinal, Archives départementales des Vosges, 2018.
  
Exposition. Hartmann : Un Empire Industriel, Ville de Munster, 2016.
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''Exposition. Hartmann : Un Empire Industriel'', Ville de Munster, 2016.
  
 
Alban Fournier, Victor Franck, ''Les Vosges : du Donon au Ballon d'Alsace'', Strasbourg, Est Libris, 1994.
 
Alban Fournier, Victor Franck, ''Les Vosges : du Donon au Ballon d'Alsace'', Strasbourg, Est Libris, 1994.

Version actuelle datée du 21 janvier 2022 à 14:56

Résumé


Ce film en 8mm, muet et en couleur, nous montre une sélection de scènes de loisir hivernal d’une famille alsacienne en 1952 au cours d’une journée passée à la station de ski du col de la Schlucht. Il s’agit de l’un des cols les plus importants des Hautes Vosges, situé entre les localités de Valtin (88) et Stosswihr (68), constituant une frontière naturelle entre la Lorraine et l’Alsace à 1.139m d’altitude.

Le réalisateur est Robert Lehmann, né en 1901 : issu du milieu bourgeois alsacien, propriétaire d’une maison et d’un bateau à Strasbourg, passionné de sports divers (pêche, ski, nautique) et habitué du tourisme, le cinéaste filme ici trois éléments de la pratique de ski. D’abord, les infrastructures modernes du col de la Schlucht dont notamment le téléski (minutes 00:01 – 00:23). Ensuite, le paysage naturel environnant symbolisé par les arbres enneigés des chaumes du Montabey (minutes 00:24 – 00:28). Enfin, sa femme et ses enfants aux prises avec l’apprentissage des gestes de ski à l’aide d’un enseignant particulier (minutes 00:29 – 1:24). Les membres de la famille Lehmann sourient et sont heureux de se faire filmer dans cet apprentissage et de démontrer à la caméra les progrès réalisés.

Métadonnées

N° support :  0113FH0017
Coloration :  Couleur
Son :  Muet
Durée :  00:07:28
Cinéastes :  Lehmann, Robert
Format original :  8 mm
Genre :  Film amateur
Thématiques :  Sport d'hiver
Institution d'origine :  MIRA

Contexte et analyse


Un site touristique prestigieux et exclusif

La Schlucht a pendant longtemps été considérée comme inaccessible et impraticable. La première voie carrossable passant par le col, reliant Colmar et la vallée de la Fecht à Gérardmer et à la vallée des Lacs, n’est aménagée qu’en 1842-1869 par une initiative privée, celle de la famille colmarienne des Hartmann, propriétaires des manufactures textiles de la vallée de Munster. La route est ensuite continuée par les autorités départementales sous la direction du géologue Henri Charles Hogard (1808-1880), aménageant notamment le tracé du Collet à Gérardmer. C’est encore la famille Hartmann qui fait ériger à l’Altenberg, près du col, un relais de chasse, transformé bientôt en un chalet luxueux inauguré par Napoléon III et sa cour en 1860. En 1864, le chalet Hartmann est converti en hôtel à destination de notables, ministres, ecclésiastiques et célébrités. Il se dote d’un terrain de tennis au Montabey et d’un golf aux Trois-Fours. Napoléon III et sa cour y séjournent encore en 1865 et 1867. Après l’annexion de l’Alsace en 1871, la Schlucht devient un poste-frontière stratégique, mais malgré sa militarisation elle demeure une destination privilégiée. En 1908, Guillaume II la choisit pour sa villégiature estivale, ce qui contribue à sa renommée en tant qu’endroit de tourisme de luxe de la Belle Epoque allemande. Avant la Grande Guerre, le col est fréquenté surtout en été, constituant le point de départ de nombreuses randonnées panoramiques dans le parc du Ballon des Vosges. Ainsi, le Sentier des Roches (Strohmeyerpfad) est aménagé entre juillet 1910 et août 1912 à l’initiative d’Heinrich Strohmeyer, garde général des Eaux et Forêts et président du Club Vosgien de Munster de 1908 à 1914. Reliant la Schlucht au Frankenthal, il demeure toutefois inaccessible en hiver. Le sanatorium et station thermale Altenberg de Stosswihr, fondé en 1896, attire lui aussi une clientèle d’exception au fil des années : le kaiser Guillaume II, le lord et premier ministre britannique Robert Cecil, le président français Raymond Poincaré, ou encore la reine des Pays-Bas Wilhelmina d’Orange-Nassau.

Carte postale du tramway français atteignant la Schlucht depuis Gérardmer (Creative Commons)
Carte postale du tramway allemand atteignant la Schlucht depuis Munster (Creative Commons)

Deux lignes de tramway électrique sont inaugurées au début du XXe siècle essentiellement pour favoriser l’essor du tourisme local. En 1904, du côté français est lancée la ligne Gérardmer-Retournemer-Schlucht-Hohneck, à adhérence simple et à voie unique : elle est gérée par une succession de compagnies de transports privées et reste active jusqu’en 1940. En 1907, du côté allemand, est inaugurée la ligne Munster-Schlucht (Münsterschluchtbahn), à crémaillère éphémère de type Strub et à voie unique : elle est gérée par l’Elektrizität und Bahngesellschaft Münster-Schlucht et reste active jusqu’en 1914. Le tracé entier des deux lignes n’est garanti que pendant l’été, tandis qu’en hiver le col de la Schlucht n’est quasiment jamais desservi. Néanmoins, les skieurs gagnent un temps considérable pour rejoindre le col. Plusieurs projets d’aménagement des lignes pour le service hivernal tombent successivement à l’eau avant et après la Grande Guerre. Les deux tracés sont reliés et utilisés dès août 1914 par le corps du génie de l’armée française : le col voit ses terminus de tram agrandis mais convertis en bâtiments militaires. La Schlucht devient l’un des passages clé de la Route des Crêtes (que nous voyons, enneigée, aux minutes 00:09 - 00:12), mise en place dès juin 1915 par le général Augustin Dubail (1851-1934) pour relier le col des Bagenelles au Markstein afin d’assurer le soutien logistique du front avancé en Alsace et la défense française des Vosges. Démilitarisée et rendue accessible au public et au transit dès 1920, la Schlucht demeure une destination touristique privilégiée lorsque l’Alsace redevient française. La Route des Crêtes est convertie en sentier de la Schlucht au Hohneck : elle attire les randonneurs et commence à être pratiqué également en hiver en ski de fond et en raquettes. En 1931, le Tour de France passe pour la première fois par le col au cours de la 20e étape (passage groupé). La même année, Georges Simenon écrit Le Relais d’Alsace, dont l’action se déroule dans un hôtel homonyme mais fictif sur le col de la Schlucht. La fréquentation reste stable mais majoritairement huppée tout au long des années 1930, et ce malgré l’état d’abandon du chalet-hôtel Hartmann depuis 1930 (il sera finalement détruit en 1946). C’est encore le prestige du site du col qui pousse Hitler à y séjourner quelques jours en 1940.

Carte postale française (Creative Commons)

Un berceau des sports d’hiver vosgiens

Si au XIXe siècle la pratique du ski était surtout utilitaire, servant aux bûcherons pour monter en forêt ainsi qu’aux armées pour se déplacer en montagne, vers la fin du XIXe et au début du XXe siècle la conception du ski évolue rapidement vers celle d’une pratique sportive, tant de compétition que de loisir, connectée également à la recherche de bien-être, d’air pur et de retour à la nature telle que prêchée par le mouvement hygiéniste allemand. Les Vosges sont considérées comme un massif pionnier et influent de l’histoire du ski français et allemand : c’est ici, avant même que dans les Alpes, qu’apparaissent les premiers skieurs sportifs, et le col de la Schlucht y occupe une place centrale tant du côté allemand que français. Ce col connaît en effet un développement précoce des sports d’hiver empruntés de la tradition scandinave. Dès 1905 s’y tiennent des compétitions de ski sous la houlette de l’Elsass-Lothringischer Ski-Verband, fédérant la plupart des Ski Clubs, alors qu’en 1910 s’y tient un championnat militaire allemand de sports d’hiver (ski, luge, bobsleigh, ski-jöring).

Le col bénéficie des tendances positives qui se manifestent dans les régions limitrophes, dont notamment les fondations d’associations d’amateurs se multipliant dans les années 1890-1910. Du côté allemand, les clubs vosgiens sont initiés et composés principalement par des citadins alsaciens : le Ski-Club Vogesen à Strasbourg en 1896, le Schneeschuhverein Hochvogesen Colmar en 1905, le Ski-Club Vogesen Mühlhausen en 1910. Du côté français, les Ski Clubs de Bruyères en 1895, de la Haute-Meurthe (SHM) en 1908, de Remiremont en 1909 et de Bussang en 1911 sont les premiers clubs vosgiens et figurent parmi les premiers français. Sous l’impulsion de la Société des sports d’hiver constituée à Gérardmer en 1908-1909, la station de ski de la ville devient un centre névralgique d’organisation de compétitions sportives : elle organise annuellement sa « Grande Semaine d’Hiver » dès 1910, et en 1913 elle héberge la « Semaine internationale de ski » chapeautée par le Club Alpin Français. Gérardmer dépose sa candidature pour héberger les premiers Jeux Olympiques d’Hiver de 1924, mais le choix du comité national olympique tombe finalement sur la ville de Chamonix. Dans les années 1920, les Ski Clubs sont à l’initiative de nombreux travaux d’aménagement des sites touristiques hivernaux : les communes, désireuses d’exploiter le potentiel touristique, donnent volontiers leur accord pour l’inauguration des pistes, l’électrification des sites, mais surtout l’établissement de chalets, refuges et sites de restauration. Ces derniers sont réalisés par la rénovation et la conversion de bâtiments préexistants qui sont rachetés par les clubs ou cédés par des sympathisants, ou bien par l’occupation temporaire de lieux que les fermiers n’utilisaient pas en hiver. Cependant, les clubs demeurent composés d’un nombre restreint de membres, majoritairement des notables issus de l’armée et d’une élite bourgeoise urbaine et industrielle. La connexion de ce milieu de consommateurs de la montagne avec celui de ses habitants demeure initialement compliquée. Les cotisations élevées contribuent à faire des clubs des lieux d’exclusivité. De même, l’insuffisance et les dysfonctionnements des transports en commun reliant les cols vosgiens, notamment pendant la saison hivernale, obligent les skieurs à atteindre les cols en taxi, en navettes de véhicule-remorques, en autobus, avec leur propre voiture, ou bien à pied, ce qui contribue à limiter l’accès à la pratique du ski à la grande majorité de la population.

Les Ski Clubs vosgiens ne connaissent d’essor véritable ni de prémisses de démocratisation que dans les années 1930, souvent sous l’égide du Club Vosgien et en conséquence de l’engouement populaire autour des compétitions internationales qui se tiennent au site du Markstein au fil des années 1920. En parallèle, des communes alsaciennes et lorraines commencent à investir davantage dans le développement de stations de ski dotées d’infrastructures modernes afin d’en exploiter le potentiel économique d’attrait d’un tourisme de masse. Des entreprises dédiées à la fabrication de matériaux pour les sports d’hiver s’installent à proximité des stations. Jusqu’à la création de la SNCF en 1937, la Compagnie des chemins de fer de l’Est et l’Administration des chemins de fer d'Alsace et de Lorraine proposent des billets combinés train/autocar pour permettre au plus grand nombre d’atteindre les sites de ski, autrement laissés exclusivement aux entreprises privées de transports routiers, souvent en situation de monopole sur les divers tracés. Encore, des organisations de compétition voient le jour au sein ou bien en parallèle des clubs d’amateurs, et contribuent à créer les conditions pour une hausse des investissements infrastructurels notamment dans les cols de grande altitude, où l’enneigement est plus sûr.

Téléski de la Schlucht installé en 1937 (remontees-mecaniques.net)

Paradoxalement, probablement du fait du caractère élitiste des clubs vosgiens, les premières infrastructures de remonte-pente sont installées plus tardivement dans les Vosges que dans les autres régions françaises du Massif Central, des Alpes, des Préalpes et des Pyrénées. En outre, la France est globalement en retard par rapport aux innovations des ingénieurs allemands, autrichiens et suisses des années 1910-1920, celles-ci rendant possible, au milieu des années 1930, l’essor au niveau mondial de téléskis plus légers, plus maniables et moins coûteux. Toutefois, au niveau alsacien-lorrain, c’est précisément la Schlucht qui devient un terrain d’expérimentation et une cible prioritaire du développement des infrastructures du tourisme hivernal régional. Une première remontée mécanique rudimentaire actionnée par un moteur thermique à essence est installée en 1922 et hisse les skieurs au haut des chaumes du Montabey, desquels ils redescendent vers le col. Cette première structure est remplacée en 1937 par un véritable téléski TKE1 à enrouleurs : il s’agit du premier téléski alsacien-lorrain et du seul fonctionnant avant-guerre dans le massif vosgien. Opérationnel déjà pour la saison d’hiver 1937-1938, il semble avoir été installé par les ingénieurs de l’Ecole des Ponts et Chaussées. Le départ est situé en pleine pente, près des chaumes du Montabey, en amont de la ligne de tram menant au Hohneck qui était encore active. Toutefois, le TKE1 fonctionne avec un système d’ancre particulièrement inconfortable pour les skieurs, les accrochant par derrière et leur faisant mordre la neige le long du trajet. Ainsi, déjà en 1950 cet appareil est remplacé à son tour par un premier remonte-pente à enrouleurs TKE2/TSF1 réversible (téléski à deux places d’hiver, télésiège monoplace d’été, un modèle plutôt courant à l’époque). C’est ce téléski qui est actif en 1952 et qui est donc filmé par Lehmann (minutes 00:01 – 00:23). La licence pour la construction est probablement délivrée à l’entreprise de l’ingénieur mécanique suisse Ernst Constam (1888-1965), pionnier de l'aide à l'escalade mécanique moderne pour les sports d’hiver ainsi qu’inventeur du téléski à arbalètes et du télésiège (pour lesquels il détient le brevet et dont en réalisera une bonne centaine au cours de sa vie tant en Europe qu’aux Etats-Unis). Ce remonte-pente détient un fort attrait panoramique : il passe au-dessus de la Route des Crêtes et mène aux chaumes du Montabey (dont le réalisateur filme les arbres enneigés aux minutes 00:24 - 00-28), d'où partent plusieurs pistes (visibles aux minutes 00:26 - 00:28). Le téléski s’étend sur une partie de l’ancienne plate-forme des trams Gérardmer-Retournemer-Schlucht-Hohneck et peut en effet profiter de ces infrastructures préexistantes après leur abandon : le service de tramways ayant été suspendu dès août 1940 du fait de l’occupation allemande, le tracé est dégagé dans l’après-guerre puis déclassé par décret le 19 décembre 1950. Le point de départ du remonte-pente correspond à l’ancien point d’arrivée des trams au col (dont la cabane est visible aux minutes 00:04 - 00:05 et 00:14 - 00:18). Le TKE2/TSF1 permet une amélioration du confort pour les sportifs, grâce au départ directement du col et à un système de sellette double (dite à archet ou de pioche, visible tout au long des premières séquences du film), ce qui est bénéfique également pour les exploitants du site puisque la montée par deux permet d’augmenter le débit de près de 50 %. Le système de réversibilité est moderne : le portique de compression placé devant la gare pouvait être démonté en hiver, permettant une montée plus rapide de l’arbalète, tandis qu’en été le maintien du portique laissant plus de place à l’embarquement des clients sur les sièges. Le film nous montre également qu’un employé de la station de ski aide les usagers à monter correctement et rapidement sur la sellette (minutes 00:04 et 00:16), signe qu'une bonne partie des usagers n'est toujours pas habituée à l'utilisation de ce genre d'infrastructures de ski au début des années 1950. Ayant été un facteur déterminant en termes de hausse de la fréquentation et ayant contribué à la renommée des sports d’hiver au col, le TKE2/TSF1 est doublé dans les années 1950 d’un second appareil du même type, installé à l’est du premier.

Téléski de la Schlucht installé en 1950 (remontees-mecaniques.net)

Si les deux guerres mondiales endommagent durablement de nombreuses infrastructures de ski de l’Est de la France (gîtes, transports, électrification, remonte-pentes), la Schlucht en est relativement préservée : dans l’immédiat après-guerre, elle peut reprendre ses activités régulières, réactiver le téléski de 1937 puis procéder rapidement à son remplacement, tandis que d’autres sites commencent à peine la reconstruction. Le Ski Club de Stosswihr, constitué le 11 octobre 1945, prend également une part importante dans la relance des activités du secteur et dans la diffusion d’une conception de l’amour pour la montagne comme facteur de propagation de valeurs humanistes en opposition aux drames de la guerre, mettant au cœur les sentiments d’entraide, partage, convivialité et solidarité sans distinction quelconque.

Une démocratisation des sports d’hiver vosgiens riche en contradictions

Les pistes de ski de la Schlucht sont en pente douce (nous l'apercevons aux minutes 00:26 - 00:28) et sont classées dans leur intégralité comme des « pistes bleues », ce qui permet après la guerre la reprise d’un tourisme de tout type d’amateurs, des débutants aux experts, mais surtout des familles. Dans le film, nous pouvons noter la présence de beaucoup d'enfants parmi les usagers du téléski et des pistes (minutes 00:01 - 00:06). De par cette dimension familiale, les hôteliers des régions avoisinantes, notamment de la Bresse, orientent leur clientèle sportive prioritairement vers la Schlucht. Ses pistes se prêtent à l’apprentissage des premiers gestes de ski (dont nous assistons à une démonstration aux minutes 00:29 - 01:24), ce qui explique que déjà en 1949 y soit inaugurée la première école du ski français dans les Vosges, à l’initiative de Jean-Marie Leduc (1920-2012), ancien résistant du maquis Saint-Jacques à Gérardmer et déporté au Struthof. En complément, hôtels, refuges, restaurants et parkings se multiplient dans l’immédiat après-guerre et jettent les fondements d’un véritable réseau de services, là où avant 1945 il n’existait que quelques structures disparates. Dans le film, nous apercevons de loin la rénovation de l’aile gauche du Grand Hôtel, l’une parmi les structures hôtelières les plus anciennes et les plus proches du point de départ du téléski (minute 00:01 – 00:06 et minute 00:13 – 00:18). Des chalets privés sont également construits ou aménagés à partir de structures préexistantes aux alentours du col, permettant d’héberger des familles pour des durées plus longues. Ces tendances accompagnent la relance du tourisme autour de la Schlucht et sa massification dans les deux saisons.

Datant de 1952, le film se situe au plein cœur de la deuxième vague de démocratisation des sports d’hiver au cours des années 1950. Les phénomènes d’apparition d’écoles de ski, de modernisation des stations et remonte-pentes, de connexion des domaines skiables avoisinants, de développement des compétitions, de production industrielle de matériaux pour les sports d’hiver standardisés et accessibles à l’achat ou à la location à des prix modérés (tenues, skis, bâtons, raquettes, lunettes, bérets, chaussures, etc. dont nous voyons des modèles tout au long du film), se répandent progressivement. La reprise des Jeux Olympiques d’Hiver dès 1948 à Saint-Moritz (Suisse), malgré les défaillances et les polémiques qui les accompagnent, rallument l’intérêt populaire pour les sports d’hiver et introduisent des nouvelles disciplines. Si les prix d’accès aux services touristiques hivernaux baissent quelque peu, ils restent néanmoins inaccessibles pour une bonne partie de la population ouvrière. Par exemple, l’accès aux écoles de ski, souvent privées ou associatives, reste fortement conditionné par les possibilités financières des usagers : si certains peuvent se permettre le luxe de disposer d’un enseignant pour des cours particuliers, comme cela semble le cas dans le film (minutes 00:38 - 01:24), la plupart des apprenti-skieurs doivent se contenter de cours collectifs. Les communes alsaciennes et lorraines cherchent à développer le tourisme hivernal, en complément de celui estival reposant sur une tradition plus solide, pour compenser les pertes dues aux crises économiques de l’après-guerre, mais aussi pour faire face à la concurrence de plus en plus rude des installations de ski alpines, qui déjà au milieu des années 1930 remettent en cause la place de primauté du ski vosgien. Notamment, la vallée de Munster et les zones limitrophes subissent de plein fouet, après l’extinction de la dynastie Hartmann en 1950, les conséquences des deux crises textiles de 1954-1956 (saturation du marché européen et perte française du marché indochinois) et de 1958-1959 (concurrence des pays émergents d’Amérique latine et d’Inde), marquant le début d’un déclin finalement irréversible pour le secteur textile alsacien. Le développement du tourisme permet la reconversion de bâtiments et d’ouvriers licenciés, et devient ainsi une priorité stratégique pour les politiques locales sans pouvoir toutefois réabsorber complètement la crise. Cet interventionnisme municipal est un prélude à celui étatique du Plan Neige de 1964-1977 et à une urbanisation agressive des montagnes françaises en fonction du tourisme hivernal, ayant des effets néfastes du point de vue de la préservation des sites historiques et des paysages naturels.

De plus, l’interventionnisme des pouvoirs publics ne parvient pas à endiguer la tendance à un développement des infrastructures touristiques demeurant conditionné principalement par les conditions du marché et soumis aux initiatives du secteur privé. De 1948 à 1983, l’exploitant des infrastructures touristiques de la Schlucht, comme d’une grande partie du Markstein, est l’autocariste Hubert Charton (pionnier des premières stations de sports d’hiver dans les Vosges), à travers sa Société des Téléskis des Hautes Vosges, reliée dès 1956 à sa Société des Transports Automobiles des Hautes-Vosges (STAHV), basée à Épinal. C’est Charton qui chapeaute la construction du TKE2/TSF1 de 1950 et qui en devient ensuite l’unique exploiteur et bénéficiaire. Son entreprise s’occupe également d’assurer l’acheminement des skieurs sur les champs de neige, en mettant en place un système de transport par voiture-taxi depuis les villes de la région, ou par voiture-remorques depuis les gares avoisinantes. Ce monopole est perdu en 1983 lorsque les remonte-pentes de la Schlucht sont cédés à Jean-Marie Remy et à sa société Remy Loisirs (aujourd’hui Labellemontagne), première acquisition de cette entreprise bressane dans les Vosges inaugurant sa stratégie d’expansion dans le département et de connexion des domaines skiables de la Schlucht, du Collet, du Chitelet et du Hohneck (un domaine skiable connu aujourd’hui sous le nom de La Bresse-Hohneck). Déjà en 1984-1985, le nouvel exploitant procède au remplacement des deux TKE2/TSF1 à enrouleurs vieux de 30 ans : ils sont substitués d’abord par des TKE2/TSF2, puis par deux appareils modernes à perches débrayables de type Poma (TSD4), en pylônes galvanisés. En 1986, Remy procède à l’installation d’une piste de luge d’été, première en France, rendue possible par des travaux d’aménagement de la Route des Crêtes et permettant à l’entreprise d’amortir ses investissements pendant l’été. Il procède également au terrassement de la piste de ski pour retrouver une pente plus naturelle. Dès 1987, il généralise l’usage des canons à neige dans le domaine skiable.

Bibliographie


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« Histoire des téléskis », Remontées mécaniques, Consulté le 27/12/2019, URL : https://www.remontees-mecaniques.net/dossier/page-histoire-des-teleskis-51.html

« TSD de la Schlucht », Remontées mécaniques, Consulté le 27/12/2019, URL : https://www.remontees-mecaniques.net/bdd/reportage-tsd4-de-la-schlucht-poma-883.html


Article rédigé par

Lola Romieux, 04 janvier 2020