Le film de Wyhl (0131FI0013)
Résumé
Contexte et analyse
Solange Fernex
Ce film a été tourné par Solange Fernex, une femme qui était une activiste politique environnementaliste. Elle est née en 1934 à Strasbourg, avec comme parents Evrard de Turckheim et Marguerite Vogel. Son père est mort au front en 1940 et elle était donc orpheline de guerre. Elle est rapidement devenue consciente de l’importance de la nature, de la place de la femme dans la société et de la non-violence, pacifisme qui est fortement influencé par Gandhi. Elle s’est mariée à Michel Fernex, un médecin suisse spécialisé dans la médecine tropicale, et elle est partie avec lui à Dakar pendant 12 ans. À son retour, elle s’est notamment engagée contre l’utilisation de l’énergie nucléaire et a plusieurs fois fait recours à des grèves de la faim pour protester contre le nucléaire, que ce soit son usage civil comme à Fessenheim ou son usage militaire. Elle était politiquement active avec un engagement chez le parti des Verts en France et également comme députée européenne. Elle est décédée en 2006, à l’âge de 72 ans, suite à un cancer.
Voir la fiche Autour du jeûne illimité de Fessenheim pour une biographie plus détaillée de Solange Fernex.
Contexte : large et restreint
Pendant les années 1970, il y a d’un côté une poussée gouvernementale conséquente en Europe occidentale en faveur de la construction de centrales nucléaires, et d’un autre, une réaction de la part de la populace locale contre ces projets. Il y a une volonté d’industrialiser davantage la vallée du Rhin pour en faire une seconde Ruhr, et ces nouvelles usines ont besoin d’énergie pour les alimenter. Ceci inclut par exemple la construction de la centrale nucléaire de Fessenheim entre 1970 et 1977, le projet de construire une usine de plomb à Marckolsheim en 1974 et le projet de construire une centrale nucléaire à Wyhl en 1975.
Cette centrale devait être originellement construite à la ville de Breisach, mais suite à une opposition de la populace locale, ceci s’est traduit par un changement de plans pour la construire à Wyhl. Le 18 février 1975, le site où la construction doit avoir lieu est occupé par à peu près 200 personnes, qui sont chassées par la police deux jours plus tard. Le 23 février, des milliers de personnes viennent, occupent le site et s’organisent jusqu’en novembre pour s’assurer que rien ne puisse être construit dans la forêt de Wyhl.
Phases du film
On peut séparer le film en deux phases distinctes : la première, l’occupation initiale du site de construction et la réponse policière qui s’ensuit. La seconde, après que la police ait quitté les lieux, l’occupation au long terme du chantier.
Occupation initiale et réaction de la police
Les premières scènes du film montrent l’occupation du chantier, avec notamment le blocage des appareils de construction : les activistes se dressent sur les véhicules pour en empêcher l’usage et entament des conversations avec les ouvriers. On y voit aussi les activistes dresser une tente, avec un nombre conséquent de personnes qui photographient ou qui filment cet évènement. Il y a un premier constat à faire : les personnes qui sont impliquées dans cette occupation font parties de groupes hétérogènes. Il y a des personnes visiblement âgées, des enfants, des jeunes, des ruraux et des urbains (27:22). On y voit également un homme avec un drapeau suisse (09:42) et un groupe qui affiche une banderole avec, de nouveau, des drapeaux suisses et un message (09:52), qui indique le support de la G.A.K, la Gewaltfreie Aktion Kaiseraugst, une organisation suisse qui est aussi impliquée dans un mouvement de résistance à la construction d’une centrale nucléaire en Suisse à Kaiseraugst.
Il y a des masses conséquentes de personnes, ce qui est mis en valeur avec des scènes panoramiques nombreuses (09:11, 12:44, 17:01) qui offrent une vue impressionnante du nombre de contestataires.
Il y a une certaine méfiance vis-à-vis des policiers et de leur équipement, qui semblent symboliser clairement la puissance de l’état et son opposition au initiatives citoyennes : le survol d’un hélicoptère (08:45), les barbelés (09:57, 15:41), les véhicules policiers comme les lanceurs d’eau (10:15) et un navire de la Wasserschutzpolizei, la police des eaux (26 :09), les chiens policiers (10:36), les patrouilles policières derrière le long d’un périmètre délimité par des barbelés (13:11), les déplacements ordonnés des forces de police (18 :44) et les masses de policier en tenue antiémeute (20:25). Il y a d’ailleurs des scènes très évocatrices, comme celle d’un enfant avec un signe où est écrit « KKW NEIN », « Centrale nucléaire non », avec un dessin rudimentaire d’un crâne et l’opposition avec un policier et son chien, les deux séparés par les barbelés (11:28). On peut encore citer celle des bottes des policiers filmées à travers les barbelés pour ensuite terminer la scène de l’autre côté des barbelés, sur les visages de quelques enfants sur lesquels la caméra zoome (12:00). Il y a une opposition nette qui est soulignée plusieurs fois par le biais de ces scènes où Fernex oppose les symboles de l’état opprimant, avec ses bottes, ses chiens de garde et ses barbelés, à l’innocence des enfants. C’est la représentation d’un état perçu comme non-démocratique, qui veut imposer sa volonté sur le peuple malgré son opposition.
La présence de membres et de véhicules de la croix rouge allemande (16:55), les scènes de charges de la police (20:39), de déplacements contraints de manifestants par la police (20:50, 21:14) et l’évacuation d’une personne ostensiblement blessée (21:19) semblent indiquer une violence policière.
Pancartes et slogans
Les pancartes et les affiches sont variées : ainsi, on voit une pancarte qui où est inscrit « Des Landesvaters Heiligenschein », ce qui correspond à « l’auréole du ministre de la région » (Hans Filbinger), qui est entourée d’un cercle de barbelés (16 :28). Clairement, Filbinger est mal vu : il représente d’une façon le centralisme qui déplaît autant aux Badois qu’aux Alsaciens, tout comme l’ancien régime nazi, car il a servi dans la Wehrmacht tout en adhérant au parti nazi. Une autre, portée par un homme avec un fléau aux mains, dit « Für Filbinger + Chor kostenlose Bearbeitung », ce qui correspond à « Pour Filbinger + chœur, traitement gratuit » ce qui indique un sentiment hostile vis-à-vis à cet homme (16 :41). Une autre affiche va droit au but en affirmant : « Filbinger, unser neuer Hitler !!? », « Filbinger, notre nouveau Hitler !!? » avec des croix gammées dessinées dessus (26:34).
Il y a aussi des pancartes qui portent l’attention sur la destruction de l’environnement naturel (17:23), « Solche Natur durch ein KKW zu ersetzen, ist das ein Sieg ? » ce qui donne en français « Remplacer une telle nature par une centrale nucléaire, est-ce une victoire ? » avec une représentation d’une forêt sur la banderole, ce qui symbolise ici la destruction de la forêt de Wyhl pour la remplacer par une centrale nucléaire. Dans la même optique, une affiche sur un arbre dépeint une bombe qui tombe avec le mot Eberle écrit à l’intérieur, avec la devise « Wyhl must bleiben », « Wyhl doit rester » inscrite en dessous (28 :01). Rudolf Eberle est le ministre de l’économie de l’état de Baden-Würtemberg lors du projet de construction de la centrale nucléaire, et il visite Wyhl pour défendre le projet. L’image de la bombe dans l’affiche est judicieuse, car il y a un traumatisme allemand par rapport au bombardement des villes pendant la Seconde Guerre mondiale sans parler de la connotation avec la bombe atomique qui incarne le risque inhérent du nucléaire. Le mouvement est représenté dans la région du Kaiserstuhl, avec une pancarte « KKW Wyhl NEIN », « Centrale nucléaire Wyhl NON » visible dans la ville de Endingen am Kaiserstuhl (qui peut être reconnue par la St. Peterskirche visible dans l’arrière-plan, 26 :39).
Un panneau affiché quelque part dans la région dit aussi « Mütter erwarten für ihre Kinder gesunden Lebensraum Atomwerk-Bleiwerk NEIN », ce qui donne en français « Les mères s’attendent à un environnement de vie sain pour leurs enfants Centrale nucléaire-Usine de plomb NON» (26:50), l’usine de plomb faisant ici référence à l’essai de construire une usine de plomb à Marckolsheim qui fût empêchée par une occupation du chantier par des activistes français et allemands (la construction a été officiellement annulée par le gouvernement français le 25 février 1975). Solange Fernex filme aussi un autocollant ou une affiche qui semble être le logo du C.S.F.R, qui représente une marguerite tenue par une main sur un fond bleu avec comme slogan : « halte à l’industrie nucléaire combat pour la vie » (29:16), même si l’image est floue.
L'occupation permanente
Dès 21:49, il semble que les manifestants ont finalement de nouveau accès au chantier et que la police n’est plus présente : on voit une clairière dans la forêt remplie de personnes et d’arbres abattus, avec les véhicules de construction dans l’arrière-plan. Le chantier étant délimité en partie par le ruisseau du Mühlbach, les nouveaux occupants du chantier aménagent un pont de fortune assemblé avec les ressources disponibles localement en grande quantité : le bois des arbres coupés par les ouvriers (22:56). Les barbelés qui défendaient l’accès au chantier sont renversés (23:05).
C’est le début de l’occupation du chantier au long-terme, avec ses véhicules de construction (23:36). Il y a un début d’infrastructure qui est d’abord présent par l’installation de nombreuses tentes (23:19), mais aussi des infrastructures de loisirs comme la pratique de chants en groupe accompagnés d’instruments autour d’un feu (23:51). C’est un style de vie alternatif avec des conditions qui sont atypiques. Les personnes ne sont pas habituées à ce genre de bivouac improvisé, car le mouvement d’occupation est véritablement spontané et ceci se montre par exemple par la difficulté de cuire les saucisses sur un feu de camp sans les brûler (23:09).
Progressivement, une infrastructure plus développée est organisée, au fur et à mesure, avec par exemple des pots pour cuire des aliments qui sont transportés sur le pont improvisé. Ce pont s’améliore d’ailleurs depuis la dernière fois qu’il est montré, avec l’ajout d’un tronc d’arbre qui sert de balustrade (25:33). Davantage de matériel technique comme des bobines de caméra sont aussi présents (26:23). Plus tard encore, on voit à présent une infrastructure administrative qui se manifeste par une forme de bureau d’information (27:27). On aperçoit aussi à l’arrière-plan (27:34) une affiche comportant les initiales C.S.F.R., soit le « Comité pour la Sauvegarde de Fessenheim et de la plaine du Rhin » qui est encore actif aujourd’hui. Il y a également un plan d’occupation en français et en allemand (27:36), réparti en deux roulements allant de 6 heures à 20 heures et de 20 heures à la prochaine matinée, avec chaque jour et chaque roulement attribué à un ou plusieurs groupes comme les villes locales (allemandes et françaises), des organisations comme le C.S.F.R. ou même juste « die badisch-elsässische Bevölkerung », la population badoise-alsacienne.
Plus tard encore, alors que la neige est au sol, on voit que le pont a été encore une fois amélioré avec un ajout d’un platelage au-dessus des troncs (28:34). De plus, il y a une affiche qui annonce un « Flohmarkt gegen KKW », un marché aux puces contre la centrale nucléaire, donc une façon de lever des fonds pour soutenir la continuité du camp (28:54). L’infrastructure se développe davantage avec la construction du Frendschaft’s Hüs (29:05), une grande structure centrale qui peut accueillir des centaines de personnes et les protéger des éléments tout en symbolisant la permanence ou au moins la solidité de l’occupation du chantier. Finalement, une affiche demande aux occupants d’amener des vivres (« bringt Lebensmittel », 29:21) avec une liste qui incorpore non seulement des vivres mais aussi des outils et des biens essentiels comme des couteaux et des conteneurs en plastique. On voit que le bureau d’informations se solidifie dans la Frenschaft’s Hüs avec aussi un endroit central pour amasser des signatures contre la centrale nucléaire de Wyhl (29:52). Il y a donc une organisation progressive des lieux de l'occupation, autant sur le niveau spatial qu'au niveau admnistratif.
La dernière séquence du film est tournée au bord du Rhin, où Fernex filme un panorama à 180° tandis que le soleil se couche en illuminant le Rhin (30:12). Une scène calme qui termine le film en douceur.
Il y a donc un aspect fédérateur dans le mouvement antinucléaire local, qui lie les groupes au-delà des nationalités (même si les Alsaciens, les Badois et les Suisses partagent un dialecte et une culture alémanique) et qui lie des personnes qui n’interagiraient pas sinon, comme des étudiants citadins et des vignerons de la campagne du Kaiserstuhl. Le projet d’occupation a triomphé : le projet de construction de la centrale nucléaire à Wyhl fût abandonné. Ceci est le premier mouvement antinucléaire signifiant en Allemagne fédérale, un mouvement qui ne cesse de croître, surtout après d’abord la catastrophe de Tchernobyl en 1986 la catastrophe de Fukushima en 2011 : cette dernière semble avoir suffisamment marqué la conscience collective allemande pour une décision claire contre l’énergie nucléaire. Au niveau de la communauté locale de Wyhl, le projet nucléaire avec ses détracteurs et ses partisans a profondément divisé la commune, car la centrale nucléaire avait son lot de promesse comme l’apport d’emplois et d’impôts, malgré les risques que le projet pouvait avoir.Lieux ou monuments
Bibliographie
BROM, Jean-Marie. « Solange Fernex : une vie d’engagement pour le respect de la vie et les droits de la personne », Sortir du Nucléaire no 33. Décembre 2006. http://www.sortirdunucleaire.org/Solange-Fernex-une-vie-d (consulté le 24/05/2020).
JUNGJOHANN, Arne et MORRIS, Craig. Energy Democracy, Palgrave Macmillan, Londres, 2016.
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TOMPKINS, Andrew S. Better Active than Radioactive! Oxford University Press, Oxford, 2016.
Article rédigé par
Christoph Schirmer, 24 mai 2020
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