Inauguration du monument aux morts à Strasbourg (0005FS0011—7)
Résumé
Description
Arrivée en voiture décapotable du président de la République Albert Lebrun place Broglie, précédé de soldats à cheval, à bicyclette ; filmé depuis les rangs des spectateurs, une main s’agite devant l’objectif pour saluer le président. Panoramique droit pour suivre le véhicule présidentiel. Plan fixe sur la façade l’Hôtel de Ville : les responsables politiques montent sur le perron. Plan sur la place totalement occupée par les véhicules des invités à la cérémonie. Place de la République : le monument filmé de dos pendant qu’un homme peine à le dévoiler. Défilé militaire : plusieurs types d’unité, dont des tirailleurs algériens. Des automitrailleuses blindées et des side-cars passent à grande vitesse. Cavaliers et fanfare. Tirailleurs. Place Kleber, filmé derrière le matériel militaire, les généraux X et X s’avancent. Défilé des unités : infanterie de terre, infanterie marine, chasseurs alpins, fanfare. Deux automitrailleuses blindées sur la place Kleber. Plan rapproché du général Gouraud marchant au milieu de la foule des spectateurs.
Contexte et analyse
Objet d’un contentieux géopolitique depuis 1870, l’Alsace a représenté le premier champ de bataille de la Première Guerre mondiale. Si une mince partie du territoire autour de Thann a été réoccupé par l’armée française à partir de 1914, il faut attendre la révolution du 9 novembre et l’armistice du 11 novembre pour que s’enclenche le retour de la « province perdue » à la France. L’investissement de la République, signalé par l’envoi à Strasbourg de brillants universitaires comme Marc Bloch ou, en 1936, l’historien de l’art Pierre Francastel, se double d’une francisation brusque qui favorise l’essor de l’autonomisme alsacien. Si le pacifisme gagne en audience en France, il n’en va pas de même sur l’autre berge du Rhin. Face au retour du militarisme en Allemagne, le ministre André Maginot imagine une double ligne de défense qui cuirasse le fleuve au début des années 1930. Las, trois ans après sa conquête du pouvoir, le chancelier Adolf Hitler lance par surprise la remilitarisation de la Rhénanie le week-end de Pâques 1936. Au même moment, la coalition de Front populaire scellée entre radicaux, socialistes et communistes emporte les élections, portée par le slogan « Pain, Paix, Liberté ».
Un monument aux morts à contretemps ?
Un premier monument pour le retour à la France a été érigé à Strasbourg en 1919. Cet obélisque en l’honneur des Poilus morts pour la France ne rappelait pas les souffrances des Alsaciens et négligeait surtout les soldats de l’armée allemande tombés au champ d’honneur. Quinze ans plus tard, l’industriel Henri Lévy (1871-1937), conseiller général vice-président du Consistoire israélite du Bas-Rhin, entreprend de faire édifier un autre monument et lance à cet effet une souscription populaire. Suite à un concours, c’est le sculpteur Léon-Ernest Drivier (1878-1951), élève d’Auguste Rodin dont il reprend certains traits de style, qui est choisi. Lui qui avait élaboré en 1920 le monument aux morts de Vattetot-sur-Mer (Seine-Maritime) dans un style classique livre avec cette immense Pietà une vision pacifiste du conflit. Le monument énonce juste « À nos morts », sans mention d’une nation en particulier ni liste de noms, une singularité qui correspond à la situation particulière de l’Alsace. Au lieu d’un Fils, Dieu et Homme à la fois, la Marianne de la République soutient les corps agonisant de deux hommes sans uniforme symbolisant la France et l’Allemagne. Après Albert Lebrun, François de Tessan et Charles Frey, le discours de Lévy clôt la cérémonie en réaffirmant un idéal de pacifisme mis à mal par les événements récents : « Il semblait qu'une page manquât à l’histoire de Strasbourg, si étonnamment fidèle cependant à son passé. Et quelle page. La plus émouvante et la plus tragique. Pourtant nous savons bien que Strasbourg ne laissera jamais s’éteindre la flamme du souvenir et que nulle part peut-être, n’est restée aussi vivace dans les cœurs la mémoire de ceux qui sont tombés, car nous avons connu chez nous l’une des faces les plus douloureuses de la guerre. Celle qui oppose les uns aux autres, comme des ennemis, des frères séparés par l'annexion de 1871 et qui se retrouveraient pour se combattre. Le sculpteur Drivier a admirablement su exprimer - et nous l’en remercions chaleureusement -, le symbole que nous attachons à cette œuvre et que nous lui avons demandé de réaliser : toute cette tragédie est évoquée dans la douleur que reflète cette belle figure de femme non seulement symbole de la patrie, mais symbole aussi de l’humanité meurtrie... (…) Je voudrais que l’écho des sentiments qui nous animent soit porté plus loin par les flots du Rhin, et que ce monument soit une pierre à l'édifice de la paix, qu’il soit un appel à l'union des peuples, à une fraternité fondée sur la justice et le respect des droits en même temps qu’un acte de foi dans les destinées de notre pays. »[2] N’ayant vraisemblablement pas pu se placer face au groupe sculpté, le cinéaste fraie un chemin à sa caméra par-dessus spectateurs et militaires, les cous tendus vers le monument en passe d’être révélé. Ce cadrage et la difficulté à faire tomber le drap blanc, accroc imprévu à la cérémonie et à la pompe officielle, saisit d’une certaine manière l’émotion qui étreint le public à ce moment précis.
Une démonstration de force républicaine
Quoique fruit d’une initiative locale, le monument donne l’occasion à la République de venir réaffirmer sa puissance dans l’Alsace reconquise et francisée. En effet, la conjoncture politique alsacienne a connu une récente amélioration. L’Hôtel de Ville filmé au début de la séquence par Robert-Charles Weiss a revu flotter le drapeau français en 1935, après la victoire du député de centre droit et journaliste Charles Frey (1888-1955) sur les autonomistes de Charles Hueber, un ancien communiste s’étant rapproché des nazis. Le président de la République Albert Lebrun (1871-1950) a donc choisi de venir apporter l’onction de la nation à cette entreprise de réécriture mémorielle assez tardive. Lebrun est coutumier de ces visites officielles imposées par sa fonction, honorifique sous la Troisième République. La foule, plus dense que lors de la cérémonie du 11-Novembre 1932 (0052FN0014), suggère l’importance de l’événement sur le plan local ; tout comme les trois liste de souscripteurs publiés par les Dernières nouvelles de Strasbourg depuis avril, les gestes des spectateurs témoignent d’un certain enthousiasme. La Troisième République connaît une alternance politique signe de bonne santé démocratique, et une instabilité ministérielle qui en indique la faiblesse. Le président, homme de droite élu en 1932, est venu accompagné de deux ministres du Front populaire dont il signe malgré lui les réformes depuis six mois : Henri Sellier (Santé publique) et François de Tessan (sous-secrétaire chargé des affaires d’Alsace et de Lorraine, 1883-1944). Ancien combattant de 14-18, journaliste, radical et franc-maçon, ce dernier occupe des postes de sous-secrétaire d’État dans tous les gouvernements de 1932 à 1938. Ses publications de 1936, Le Drame espagnol et Voici Hitler, le rangent parmi les hérauts d’un pacifisme lucide.
La plus large partie de la bobine utilisée par le cinéaste le 18 octobre 1936 concerne le défilé militaire. Ce dernier raviver en premier lieu le souvenir de 1914-1918 avec les poitrines médaillées des officiers, les drapeaux portant en lettres d’or les distinctions des unités au combat et, enfin, le général Henri Gouraud. Les plans où le héros mutilé de la Grande Guerre reconnaissable à sa manche vide, claudique au milieu d’une foule admirative, sonnent comme un rappel des sacrifices endurés. Cette grande parade ne peut aussi que réactiver la mémoire des défilés qui se sont multipliés en Alsace pendant l’immédiat après-guerre pour célébrer la Revanche. Enfin, la présence remarquée d’un armement moderne (qui fait en réalité cruellement défaut à l’armée française) inscrit cette démonstration armée dans son contexte immédiat : la teneur du message envoyé aux Alsaciens et aux Allemands ne fait aucun doute.Personnages identifiés
Lieux ou monuments
Bibliographie
Annette Becker, Les Monuments aux morts : patrimoine et mémoires de la grande guerre, Paris, Errance, 1988.
Jean Daltroff, « Henry Lévy, industriel, conseiller général et vice-président du consistoire israélite du Bas-Rhin », Archives juives, 2005/1, p. 149-151.
- ↑ En tant que partie d'une production amateur, cette séquence n'a pas reçu de titre de son réalisateur. Le titre affiché sur cette fiche a été librement forgé par son auteur dans le but de refléter au mieux son contenu.
- ↑ "Discours de M. Henry Lévy Conseiller Général, Président du Comité du Monument aux Morts", Les Dernières nouvelles de Strasbourg, n° 290, lundi 19 octobre 1936.