Autour du jeûne illimité de Fessenheim (0131FI0014 1)
Résumé
Contexte et analyse
Les années 1970 sont un moment où se forme une conscience internationale des risques environnementaux. Des réseaux internationaux se développent en Europe comme en Suisse, Allemagne et France. En parallèle, les réseaux les plus développés sont le Japon, les Etats-Unis et l’Inde. Ces derniers entrent en contact avec les Européens lors du « Sommet de la Terre » en 1972. C’est à cette époque que les débats environnementaux ne sont plus seulement continentaux, mais deviennent mondiaux. En Europe, les tensions se canalisent autour du Rhin. Pour créer une nouvelle solidarité internationale à la fin de la Seconde Guerre mondiale, de nombreux projets économiques sont préparés, principalement entre les trois pays européens. Un parc de plus de 20 réacteurs est prévu tout le long du fleuve. En effet, le Rhin concentre beaucoup d’espoirs. Depuis 19ème siècle, le Canal d’Alsace offre un fort potentiel de refroidissement des infrastructures. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la coopération franco-allemande développe un intérêt mutuel quant au développement de nouvelles débouchées hydroélectriques.
Le premier extrait nous montre la lutte contre l’ouverture de la centrale nucléaire de Fessenhein dans le Haut-Rhin. Difficile de savoir quand a été tourné le film. On sait qu’en 1977, Solange Fernex jeûne entre le 10 février et 6 mars. On peut alors imaginer que l’extrait a lieu à la fin du jeûne ou quelques semaines après. On sait aussi que de 1971 à 1977, de nombreuses manifestations et occupations prirent place sur le site. Mais en 1975, la lutte prend un nouveau tournant. Début mai, un attentat est perpétré sur le site de Fessenheim. Aucun blessé n’est déclaré mais la construction est ralentie de 10 mois. Le 26 mai 1975, quelques semaines plus tard, près de 15000 manifestants paradent pour fermer le site, avec notamment Georges Frassowski, qui fait la grève de la faim depuis un mois. On peut alors se demander si le montage ne joue pas avec ces événements historiques, où Solange Fernex et ses camarades se comparent à l’action du 26 mai 1975 en 1977. Quant aux images de lutte contre la police, elles sont probablement filmées en 1975, mais impossibles de le prouver, car le montage n’est pas monté chronologiquement. Des manifestations et des jeûnes sont organisés, mais restent vains. Alors qu’en France, Fessenheim est construite, de l’autre côté du Rhin, c’est une tout autre histoire. Depuis 1969, un projet de construction de deux réacteurs nucléaires est proposé à Breisach. Le projet est annulé et transporté près du village de Wyhl. Près de 25 000 personnes répondent à l’appel pour occuper le terrain. Après presque huit mois d’occupation et un recours administratif auprès du Landratsamt de Fribourg, le projet de la centrale est annulé. Ainsi, ces deux extraits nous montrent l’échec de la lutte pour la centrale de Fessenheim, et la réussite de l’occupation du site de Wyhl.
Solange Fernex
Ses premières années :
Fille de Evrard de Turckheim et de Marguerite, elle naît à Strasbourg en 1934. Elle n’a que cinq ans lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate. Le conflit lui prend son père, tué au combat en 1940. Victime de la guerre, elle ne cesse pendant toute son enfance de développer une puissante conviction pacifique et antimilitariste. Elle lit Gandhi, Massignon, Albert Schweitzer, mais surtout Romain Rolland. Après son bac, elle s’inscrit à la Faculté des sciences de Strasbourg. Elle veut devenir médecin, mais échoue à l’examen. Elle voyage entre Paris et Strasbourg pour tenter d’autres écoles. Finalement, elle est appelée à rentrer à Truttenhausen pour travailler dans la ferme familiale.
Son parcours militant :
Elle se marie plus tard avec Michel Fernex, médecin suisse spécialisé dans la médecine tropicale, dont elle eut quatre enfants. Elle part avec lui à Dakar pour aider les plus démunis. Elle découvre alors l’extrême pauvreté et le scandale du tabac importé d’Afrique. Elle crée alors « Terre des Hommes » en 1965. Mais rapidement, cette association humanitaire n’est pas suffisante pour elle. Elle veut faire des actions fortes directement sur le terrain. Ainsi, elle s’engage dans l’association « Fédérative régionale pour la protection de la nature » (AFRPN) et gagne progressivement en popularité, si bien qu’entre 1974 et 1978, elle devient présidente de la section du Haut-Rhin.
Au début des années 1970, elle s’inquiète de plus en plus du développement du nucléaire civil, notamment après sa rencontre avec des militants japonais. Elle adhère à l’association « Les Français contre la bombe », créée par Claude Richard Molard. L’objectif est de s’opposer aux essais nucléaires et à la course aux armements. En 1975, elle occupe un terrain contre l'installation d'une usine chimique à Marckolsheim (Bas-Rhin). En 1977, Solange Fernex jeûne pendant 23 jours, du 10 février au 6 mars, pour protester contre la mise en service de la centrale nucléaire de Fessenheim, puis encore quarante jours à Paris pour le désarmement nucléaire en 1983.
Solange Fernex et la politique :
Solange Fernex s’engage en politique et a un rôle majeur dans la formation des premiers « Verts » d’Europe. En 1973, elle est suppléante auprès de l’un des premiers candidats écologistes de France : Henri Jenn. Participant à des radios pirates, notamment « Radio verte Fessenheim », elle se considère de plus en plus comme « radicale ». Ecologie, féminisme et pacifisme sont alors les fondements de sa pensée. Elle lutte pour le droit des femmes et leur participation en politique et est même à l’origine de la parité hommes-femmes au sein des Verts en 1987. Elle est élue en 1989 députée européenne et fait partie des pionniers sur les questions de l’agriculture biologique à destination du grand public. En 2001, elle s’engage contre l’armement nucléaire et reçoit le Nuclear-Free Future Award. En effet, l’un des grands combats de Solange Fernex a été d’aller en Ukraine pour recueillir des informations sur l’incident de la centrale de Tchernobyl. Elle crée l’association « Enfants de Tchernobyl » en 2001 pour venir en aide aux enfants irradiés par la catastrophe. Elle décède quelques années plus tard en 2006, souffrant depuis plusieurs années du cancer du sein.
Formation de réseaux locaux pour la lutte environnementale:
L’échec de la centrale nucléaire de Fessenheim a permis un moment d’introspection pour les militants. Pourquoi perdre le terrain en France et gagner la lutte en Allemagne ? La centrale étant à quelques kilomètres de la frontière allemande, cet échec est un véritable traumatisme pour les mouvements écologistes. Quand le projet de Wyhl est annoncé quelques années plus tard, les militants ont bien compris la leçon. Les transfrontaliers doivent s’unir et lutter conjointement pour empêcher la construction de nouveaux complexes industriels. Pour comprendre le changement d’action des militants, il faut s’intéresser aux différents réseaux de lutte que l’on peut observer dans ce film.
Au niveau local déjà, tout le monde agit. Dans les deux extraits, hommes, femmes ou anciens, chacun vient en voiture et amène ses collègues, amis ou enfants. Alors que les « leaders » sont en général jeunes, entre 20 et 30 ans, des enfants et des personnes âgées prennent aussi des initiatives. À 10 :58, on voit une vieille dame en train de servir un gâteau, une autre porte une banderole à 5 :29. Bien qu’elles aient parfois un rôle genré : amener le café, s’occuper de la caisse (13 :17), nourrir les poules (11 :54), faire à manger. Les femmes ont un rôle important dans le camp de Fessenheim. Dans tous les cas, que ce soit à Fessenheim ou à Wyhl, la majorité des militants sont des locaux.
Dans le Haut-Rhin, ce sont des paysans qui répondent à l’appel, contre l’ « expropriation » de terres cultivables utilisées pour la centrale. ÀWyhl, ce sont les vignerons qui mobilisent en masse dans les villages. Solange Fernex filme toutes ces personnes avec un incroyable respect, filmant discrètement les moments de vie. Sous forme d’un mini-documentaire, elle nous montre l’incroyable diversité de profils, présentés généralement en gros plans ou en plans rapprochés. Ainsi, sous la forme de plan-séquence, elle nous présente les inconnus du camp dans leur nouvelle vie quotidienne. Toutes ces prises de vue sont propices à humaniser les différents acteurs des mouvements, du leader charismatique à la vieille dame nourrissant des poules.
Extension de la lutte par le développement de réseaux internationaux :
Les réseaux locaux de lutte sont le ciment pour tenir sur la durée. Cependant, à force d’actions et d’intérêts communs, le militantisme local devient international. À travers plusieurs détails, on peut observer une coopération extranationale. En effet, l’occupation de Wyhl et de Fessenheim sont des points culminants du mouvement environnementaliste transfrontalier franco-allemand. À la fin des années 1960, les hommes politiques français, allemands et suisses veulent nucléariser le Rhin. En opposition, de nouveaux réseaux militants se développent. La lutte est une formidable occasion pour les transfrontaliers de se retrouver, après des dizaines années d’éloignement provoquées par les conséquences de la guerre. Les signes de cette solidarité sont partout.
Déjà, dès 1 :48, on peut trouver plusieurs fois le logo « Halte à l’industrie nucléaire. Combat pour la vie » à Fessenheim. On le retrouve aussi à Whyl dans « Le film de Wyhl » par Solange Fernex à 29 :15. Cette répétition de l’autre côté du Rhin n’est pas anodine. Allemands, Français et Suisses sont regroupés sur le site de Fessenheim. Ils peuvent communiquer, partager, faire des pancartes dans un langage compris par tous ; l’alémanique. Il est un ensemble de dialectes parlés en Suisse (Suisse alémanique), dans le Sud-Ouest de l’Allemagne (Bade Wurtemberg et Bavière), mais aussi en France (en Alsace et dans le pays de Phalsbourg).À 5 :24, on peut apercevoir un soleil rouge. C’est en réalité le sigle d’un mouvement antinucléaire international « Nucléaire ? Non merci ! », Atomkraft ? NeinDanke, en allemand. Ici, il est accompagné d’écriteaux : « Energie nucléaire. Non merci ! ». On peut apercevoir à sa droite ce qui est probablement l’entrée de ce qu’on appelle une Frendschaft’sHüs , c’est-à-dire une « Maison de l’amitié ». Pour marquer la nouvelle solidarité internationale, le mot « ACCEUIL » est traduit juste en dessous par EMPFANG, soit « La réception ».
Les activités et tentes de fortunes sont montées par tous les militants, et certaines sont mêmes affublées de panneaux précisant leur spécialité. On peut voir une Webstube à 12 :18, ce qui est l’équivalent d’une salle de tissage. Les slogans dessinés sur les affiches sont tantôt en français : « Tant qu’on n’a pas la sécurité on occupe » à 11 :27, tantôt en allemand à 12 :27 et 12 :30. Cette proximité linguistique permet une nouvelle forme de solidarité régionale. A 13 :12, on peut en effet apercevoir un panneau indiquant le Kaiseraugst , petite commune de Suisse et lieu de lutte contre une nouvelle centrale, où messages en français et allemand sont collés sur le mur. Ainsi, des militants de tous les pays voisins viennent spontanément en France pour soutenir leurs camarades français. Cependant, alors que l’on pourrait penser que la lutte est seulement européenne, on peut apercevoir à 11 :11 un homme japonais en train de déguster une tarte. En effet, Solange Fernex entretient des contacts rapprochés avec le mouvement antinucléaire japonais. On peut alors se questionner quant au rôle des acteurs extra-européens dans la lutte, comme ce fut le cas lors de la « Lutte du Larzac » avec la participation du philosophe italien Lanza Del Vasto.
Une nouvelle solidarité propice à la Renaissance culturelle de l’alémanique :
Les images de Solange Fernex nous éclairent sur les relations de camaraderie et d’entraide que l’on peut observer. Dans ses plans panoramiques, elle nous montre l’immensité des terrains occupés, où une vie alternative prend place. Elle se met facilement en retrait et prend ses distances avec les activités du camp. Comme une reportrice discrète, elle se faufile au milieu des conversations, dans des plans rapprochés où les expressions du visage des militants nous interrogent sur la gravité ou la légèreté de la situation. L’occupation de Fessenehim et Wyhl marque un tournant dans les solidarités militantes régionales, nationales, et internationales. Les images de Solange Fernex nous montrent la vie des camps de fortune, construits pour l’occasion.
En général, le site s’organise autour d’une maisonnette de bois, la Frendschaft’sHüs, traduction alémanique de maison de l’amitié. Français, Suisses et Allemands partagent et se retrouvent dans ces maisons. Une effervescence culturelle a alors lieu. Les militants mangent, dorment, jouent, parlent et luttent ensemble. On peut voir à plusieurs reprises des musiciens qui jouent à la guitare ou chantent sur des scènes improvisées. Plusieurs hommes et femmes s’enchaînent sur scène pour partager des musiques militantes, passer des messages engagés ou raconter des drôleries. Une nouvelle convivialité s’organise autour des jeux de cartes, on y parle littérature, poésies. De nombreuses productions artistiques et pratiques sont réalisées, notamment dans la « salle de tissage ». Banderole, slogans, chansons, un pan entier de la culture militante moderne prend place dans ces deux extraits. Au-delà de cette culture militante, tous ces contacts prolongés intensifient les réseaux de solidarité régionaux, facilités par l’alémanique. On peut alors parler d’une « Renaissance culturelle » de l’alémanique.
Formation et information des réseaux de lutte :
Ces images nous montrent que Solange Fernex est une femme de terrain. En effet, lors de la « Projections-débats autour des films amateurs sur les mouvements antinucléaires », Jean-Jacques Rettig, militant, Raymond Schirmer, irénologue non académique et Jean de Barry, scientifique militant, presque tous étaient sur les lieux quand les images ont été prises. Ils se souvenaient avec émotion de l’épisode où Solange Fernex était montée sur une tractopelle pour empêcher la construction d’une centrale. Au-delà de l’anecdote, cela nous montre une des mises en forme de l’action militante pacifiste. En effet, ce film est un formidable témoignage de l’Histoire de l’action environnementale, alors en pleine explosion dans les années 1970, seulement quelques années après 1968.
L’une des actions présentées dans le film est le jeûne. Action suprême de la non-violence, la grève de la faim est une manière d’interpeller l’opinion publique. Les premières images nous montrent les jeunes militants en train de jeûner. Sur plusieurs plans, on peut les voir enlever des papiers collés qui représentent le nombre de jours de jeûne. Le montage nous suggère alors les jours qui passent. Plusieurs amis camarades photographes sont sur place, et les panneaux indiquant les jours semblent être sur plusieurs routes, l’objectif étant sûrement de montrer leur combat aux automobilistes.
Les autres actions entreprises dans les films sont la formation des militants, mais aussi l’information des populations. Une scène très intéressante nous montre des hommes et des femmes jouer aux policiers et aux militants. Pour se préparer aux charges de la police, ils se prennent par les bras et s’assoient les uns à côté des autres. D’autres militants «jouent » les policiers en s’équipant de bouts de bois, se déguisent, et imitent des charges policières. Tout le monde rigole, s’amuse et des fausses blessures sont dessinées au vernis. Au-delà de l’aspect ludique de cet extrait, cela nous montre une rare scène d’entraînement de militants, extrêmement préparés contrairement à ce qu’on peut croire. Cette scène est d’autant plus marquante car dans la construction du montage, elle annonce les combats futurs que subissent les manifestants.
Personnages identifiés
Lieux ou monuments
Bibliographie
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Meyer TEVA, « Le mouvement antinucléaire dans la vallée du Rhin Supérieur : un modèle de coopération franco-allemande informelle de 1969 à nos jours. » Le Franco-Allemand oder die Frage nach den Herausforderungen transnationaler Vernetzung, (01/08/2013). https://geoposvea.hypotheses.org/91 (consulté le 01/05/2020).
Article rédigé par
William Groussard, 28 avril 2020
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